Vie et mort dans le Bouddhisme

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Une existence future, d’une façon ou d’une autre, que ce soit à la suite d’une réincarnation ou d’une renaissance, représente une interrogation commune à toutes les religions. Une interview réalisée en 2008 dans le cadre de l’émission française « Sagesses Bouddhistes » sur la question, comment le bouddhisme aborde le sujet de la vie et de la mort.

Aurélie Godefroy : Roland Rech, bonjour. Merci d’être avec nous. On va commencer par une constatation toute simple : tous les êtres naissent, vivent et meurent. Alors pourquoi cela pose-t-il un tel problème pour l’être humain ?

Roland Rech : Parce que l’être humain est attaché à son propre ego et c’est l’attachement à notre propre ego qui fait qu’on a du mal à accepter qu’il puisse disparaître, surtout si on n’est pas éveillé à la véritable nature de notre existence. Tout le problème est là. Car dans ce cas-là, on va s’efforcer de satisfaire nos désirs en essayant d’obtenir le plus de satisfactions possibles. On s’attache à ce que l’on aime, que ce soit des êtres ou des activités, et on redoute beaucoup de se séparer de ce que l’on a aimé, de ce à quoi l’on est attaché, de ce qui, parfois, a été le sens de notre vie.

A. G. : Ce qu’on peut préciser, c’est que Bouddha lui-même a traversé une crise existentielle où il s’est trouvé confronté à toutes ces questions.

R. R. : Bien sûr, parce que le fait de naître implique qu’on va nécessairement rencontrer la souffrance à un moment ou à un autre. Même s’il y a des moments de bonheur dans la vie, ces moments de bonheur sont impermanents et nous font éprouver une anxiété, une crainte de perdre ce par quoi notre bonheur est conditionné. Donc ça a été le point de départ même de la démarche du Bouddha de se confronter avec la perspective de souffrir à cause de la maladie, de la vieillesse, de la mort, de devoir se séparer de ce qu’il aimait, de devoir supporter ce qu’il n’aimait pas. Il en a conclu que tout ce qui constituait notre existence conditionnée, était cause de souffrances. Et, qu’en même temps, puisque ceci posait question, il devait y avoir une réponse.
Ce qui est intéressant avec le Bouddha, c’est que c’est le contraire d’un être désespéré. Il part de la souffrance, mais il part aussi du principe que du moment qu’il y a problème à cause de la souffrance, il doit y avoir une solution.

A. G. : Alors justement qu’est-ce qu’on peut essayer de faire pour tenter de résoudre cette question de la vie et de la mort ? Est-ce qu’on doit uniquement faire un travail sur notre ego, essayer d’abandonner cette saisie égotiste par exemple ?

R. R. : Il faut essayer de s’engager vraiment dans une pratique de la voie de tous les instants et, principalement dans le bouddhisme, cette voie est axée sur la pratique de la méditation. Donc, cela veut dire avoir une certaine discipline de vie, s’asseoir chaque jour si possible jambes croisées. Apprendre à se connaître soi-même, apprendre à s’oublier soi-même, apprendre à découvrir ce qu’est au fond la dimension profonde de notre existence, à travers la méditation.

A. G. : C’est le cas de zazen.

R. R. : Ce qui est le zazen, mais c’est aussi les autres formes de méditation bouddhistes. Et puis, prolonger cette méditation à travers toutes les activités de la vie quotidienne.

A. G. : Pourquoi est-ce si important d’accepter cette impermanence ?

R. R. : Il est important d’accepter cette impermanence, parce que c’est la véritable nature de notre existence et la véritable nature de tout l’univers : tout ce qui apparaît est voué à disparaître et tout change constamment. Et si nous nous attachons trop à ce que nous pensons être nous-mêmes, et que nous n’arrivons pas à lâcher prise, à laisser passer, c’est comme si nous nagions constamment à contre-courant, c’est-à-dire que nous nous attachons à des choses qui nous échappent, nous redoutons des choses qui nous arrivent, et donc, il est important de retrouver un esprit fluide, qui, au lieu de considérer l’impermanence comme un scandale, trouve au contraire que c’est une chose tout à fait normale, naturelle et apprend à s’harmoniser avec elle.

A. G. : Quand on évoque cette question de vie et de mort, on emploie souvent des termes comme « au-delà », « libération », « nirvana ». Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que chacun de ces termes signifie ?

R. R. : Le Bouddha n’a jamais voulu décrire exactement le nirvana. Mais il l’a désigné comme extinction des causes de la souffrance, donc extinction principalement de l’avidité, de tout ce qui nous porte à vouloir saisir. Extinction de la haine, de tout ce qui nous porte à vouloir rejeter. Et surtout, extinction de l’ignorance, c’est-à-dire finalement éveil à la véritable nature profonde de notre existence. Quand il a parlé concrètement du nirvana, il a surtout évoqué le nirvana comme extinction de ces trois poisons. On peut dire aussi abandon de l’illusion de l’ego, séparé du reste du monde extérieur etc.
Le nirvana n’est pas un lieu où l’on entrerait après la mort. Le nirvana, c’est l’autre face de ce qu’on appelle le samsara, c’est à dire le fait que nous sommes engagés dans un processus de naissances et de morts et que ce processus peut avoir une fin ou, tout au moins, on peut s’en détacher. C’est ce qu’on appelle le nirvana.

A. G. : Et que veulent dire « au-delà » et « libération » dans le bouddhisme ?

R. R. : « Au-delà » est un terme souvent employé. C’est un mouvement de l’esprit qui va au-delà des obstacles qui l’entravant, qui le font souffrir. Donc l’esprit est capable de laisser passer. Cela, je crois que c’est le sens le plus profond de l’au-delà. Maintenant quand on parle de l’au-delà en général, on parle de l’au-delà de la mort, c’est-à-dire de ce qui va être éventuellement une nouvelle naissance ou une nouvelle existence.
Mais je crois que le plus important, c’est de comprendre que au-delà est véritablement un mouvement. Il n’est pas un lieu. De même que le samsara est une manière de fonctionner dans le monde avec des attachements, qui provoquent des souffrances, qui nous font pérégriner dans différentes conditions. Et l’au-delà de cela, c’est une révolution intérieure, une révolution de l’esprit. Et on n’est pas obligé d’attendre la mort et l’après mort pour gagner l’au-delà qui serait enfin le monde apaisé. On peut trouver la paix immédiatement dans ce monde ci en arrivant à aller au-delà de notre propre ego, de nos propres attachements, de nos propres illusions.

A. G. : Et la libération ?

R. R. : La libération peut être la libération définitive du cycle des renaissances. Et on appellera cela le nirvana final complet. Sinon la libération, c’est la libération de toutes les causes de la souffrance et cela aussi peut et doit se réaliser ici et maintenant. Cette libération peut être soit très profonde et complète, quand on parvient à voir la véritable nature de notre propre ego et qu’on arrive justement à aller au-delà de l’attachement à nous-mêmes, à s’abandonner complètement soi-même.
Mais sinon, il y a aussi libération à chaque fois qu’on est capable de laisser tomber quelque chose qui nous attache, quelque chose qui nous bloque, qui devient un obstacle à aller de l’avant dans notre vie et qui nous fait souffrir. Par conséquent, ce lâcher-prise est une forme de libération immédiate. Donc on peut aller de libération en libération, sans attendre une libération finale qui arriverait à la fin des temps ou à la fin de notre vie.

A. G. : Le samsara fait partie du cycle des renaissances. Pouvez-vous nous expliquer ce dont il s’agit ?

R. R. : Traditionnellement, le samsara, c’est le fait de renaître de vie en vie, en fonction de notre karma. Les deux sont liés, le karma étant nos paroles, nos actions, nos pensées aussi, faites consciemment et avec une valeur positive ou négative, qui entraînent des effets. Soit ces effets se produisent et se manifestent dans cette vie-ci et cette vie-ci peut être une forme de samsara elle-même, ou alors ils vont mûrir comme des graines et produire leurs fruits dans une vie ultérieure et vont conditionner les conditions de notre nouvelle naissance.

On dit traditionnellement qu’il y a six chemins de samsara dans lesquels on transmigre, on renaît : Le chemin infernal (des souffrances constantes), le chemin de l’avidité constante (dans lequel on n’arrive pas à satisfaire ses besoins), le chemin animal (une renaissance sous forme animale qui est caractérisée par l’ignorance, l’incapacité à s’éveiller), la renaissance humaine (qui est considérée comme la plus précieuse, puisque, bien qu’on y souffre, on a l’occasion de désirer s’éveiller et donc d’entrer dans le chemin de l’éveil) et puis les deux formes de renaissances qui sont généralement considérées au-dessus de l’être humain, mais qui ne sont pas tellement supérieures. Ce sont les déités, soit agressives, courroucées, soit les déités qui sont dans un état extatique et qui, à cause de cet état extatique, ne prennent pas garde que c’est impermanent et qu’elles devront à la fin retomber dans des états plus douloureux.

A. G. : Est-ce qu’on est toujours condamné à renaître ? On ne peut pas sortir du samsara ?

R. R. : Sortir du samsara est le but de tous les moines bouddhistes, notamment ceux qui suivent la tradition originelle. Sortir du samsara, c’est-à-dire mettre fin aux renaissances. Tout le but de la discipline bouddhiste, que ce soit la pratique de la méditation, la pratique de l’éthique, la sagesse, la compréhension de l’enseignement, la compréhension du dharma ont pour but de nous permettre de nous libérer de la nécessité de renaître. Et puis cela implique aussi de faire le choix de l’extinction, ce que ne font pas les disciples de la branche du bouddhisme qu’on appelle le Grand Véhicule, qui choisissent la voie du bodhisattva.
Les bodhisattva choisissent au contraire de renaître. Mais de renaître, non plus poussés par leur karma et à cause de leurs souffrances, mais poussés par leurs vœux et leur désir de compassion d’aider tous les êtres vivants. Et là, c’est une autre forme de renaissance. On peut dire qu’on revient dans une existence de samsara avec ses souffrances, mais avec un état d’esprit tel qu’en réalité, on est au-delà de la souffrance ordinaire. On va souffrir par compassion, par empathie pour les êtres, mais on ne peut pas souffrir à cause de nos illusions, de nos attachements et de notre karma.

A. G. : On dit souvent que la naissance et la renaissance sont des problèmes de dukkha. En tous cas, c’est ce qu’on entend, donc des phénomènes de samsara. Est-ce que cela veut dire qu’aux yeux du bouddhisme finalement, la naissance n’est qu’un mal de l’existence ?

R. R. : Non, parce que le mot souffrance ne traduit pas bien dukkhaDukkha ne veut pas dire seulement souffrance, mais veut dire limité, imparfait. Et je crois que la souffrance fondamentale de l’être humain, c’est qu’il a en lui-même, au fond de lui-même, cette nature de Bouddha, cette nature d’éveil, cette vérité, et que tant qu’il ne s’éveille pas à cette vérité qui lui permet de surmonter les souffrances du samsara, il va souffrir.
Mais une des grandes souffrances, je crois, c’est de ne pas réaliser le vrai sens de notre vie, d’avoir l’impression qu’on passe vraiment à côté, et qu’à cause de cela, on est poussé constamment à poursuivre toutes sortes de désirs qui sont des dérivatifs au fait que l’on est passé à côté de l’essentiel, souvent.

A. G. : Est-ce que le Bouddha lui-même s’est exprimé sur la vie et la mort dans les textes ? Est-ce qu’on trouve dans le Canon pâli, par exemple, des sermons du Bouddha par rapport à ce sujet-là ?

R. R. : Déjà le premier sermon, le sermon de Bénarès, est le sermon dans lequel le Bouddha parle de la vie et de la mort, puisqu’il y explique les causes de la souffrance et comment mettre fin à la souffrance. Donc c’est le sûtra fondamental dans lequel Bouddha laisse entrevoir qu’il y a un chemin pour se libérer du samsara et réaliser la cessation de la souffrance et donc le nirvana.
Sinon, il y a toutes sortes de sûtras dans lesquels le Bouddha rencontre par exemple des êtres qui doivent aider un mourant. Et il leur donne des conseils pour aider ce mourant.

A. G. : Donc la question de la mort est quand même très présente dans les textes qui sont liés au Bouddha ?

R. R. : Bien sûr.

A. G. : La plupart des religions parlent de l’au-delà. Qu’en est-il dans le bouddhisme zen ?

R. R. : Dans le bouddhisme zen aussi, il y a cette vision de l’au-delà. Notre vie présente est inclue dans un cycle de vies et de morts, donc l’au-delà est très présent dans la pratique du zen. D’ailleurs Maître Dôgen, dont on va parler tout à l’heure, disait que ceux qui ne croient pas au fait que notre vie s’inclue dans ce cycle et se déroule dans trois périodes : la vie présente, la vie future et les vies à venir, ne sont pas prêts à entrer dans la voie du zen.

A. G. : On dit que la vie et mort est nirvana. Comment est-ce qu’une chose peut être son contraire ?

R. R. : On peut dire cela d’une manière absolue et ultime si on considère que la vie et mort est faite profondément d’impermanence, donc d’apparitions et disparitions et que, puisque tout ce qui existe apparaît et disparaît. Cela veut dire que tout ce qui existe est sans substance, donc si c’est sans substance, cela veut dire que c’est déjà libéré de toutes les causes de souffrance. Mais encore faut-il le réaliser.
Je crois qu’il y a un point de vue objectif. On peut dire que vie et mort et nirvana sont identiques du point de vue de la vérité ultime, de la vacuité. Ces deux états d’être, vie et mort ou nirvana sont ultimement vacuité. Maintenant pour que notre vie et mort à nous, notre manière d’être dans la vie et dans la mort deviennent nirvana, cela suppose un travail, une pratique, un cheminement qui est la voie du zen.

A. G. : Comment maître Dôgen s’est-il exprimé sur ce sujet, notamment dans un de ses textes ?

R. R. : Principalement il enseigne que la vie ne devient pas la mort. Tout cela est lié à une notion de temps. Pour Dôgen, le temps n’est pas une dimension séparée de l’existence et l’existence est faite d’apparitions et de disparitions successives et donc le temps est fait d’une succession d’instants et chaque instant a sa valeur absolue. Il ne devient pas l’instant suivant.

A. G. : Ce ne sont que des états finalement ?

R. R. : Ce sont des états. Il dit : « L’hiver ne devient pas le printemps. L’hiver est l’hiver et le printemps est le printemps. » De la même manière, une bûche dans un feu ne devient pas cendres. Il y a d’abord l’état de bûche et ensuite l’état de cendres. Il en est de même pour notre vie. C’est très important parce que, si on voit l’impermanence comme quelque chose de continu, il n’y a pas moyen de se transformer et de se libérer. Cela veut dire que l’enchaînement est déterministe. Tandis que si l’impermanence est faite d’instants séparés, il y a la possibilité entre un instant et l’autre instant d’introduire un changement.

A. G. : Il dit également : « Pratiquez la méditation comme si vous entriez dans votre cercueil. » Qu’est-ce que cela signifie ?

R. R. : C’est Maître Deshimaru qui nous rappelait cela. Cela veut dire qu’au moment d’entrer dans son cercueil, d’abord il n’y a plus un instant à perdre pour se préoccuper de toutes sortes de choses qui nous font perdre notre temps dans la vie quotidienne. Donc, à ce moment-là, il faut véritablement se concentrer sur « Qu’est-ce qu’il est essentiel de vivre et de comprendre en ces quelques instants qui me restent à vivre ? » et du coup, c’est l’occasion d’un regard beaucoup plus intense sur notre vie et donc de réaliser l’éveil.
C’est pour cela que souvent des êtres qui ont fait des expériences proches de la mort, qu’on appelle les fameuses NDE (Near Death Experience ou Expérience de Mort imminente), font des expériences de quasi éveil, spontanément, du fait qu’ils sont confrontés avec la mort imminente. Il serait vraiment dommage d’attendre de devoir mourir pour s’éveiller et donc pouvoir ensuite mener une vie à partir de cet éveil.
C’est ce qu’enseigne le zen. Et pour cela, il faut vraiment pratiquer avec une très grande intensité la méditation et pas seulement la méditation, mais toutes les choses de notre vie, comme si nous étions en train de vivre, pas nos derniers instants, mais disons, notre dernier jour et que, par conséquent, tout devient important à ce moment-là. Tout est vécu profondément. Et finalement, à partir de cette perspective de la mort, c’est la vie elle-même qui s’en trouve rénovée.

A. G. : Une des pratiques, vous le disiez, c’est la méditation, donc zazen dans le zen. Qu’est ce qui se passe quand on fait zazen, qui puisse nous aider à mieux essayer d’envisager la vie ici et maintenant ?

R. R. : D’abord dans la pratique du zazen, on est très concentré sur le corps et sur la respiration et le fait d’être ainsi concentré aide à apaiser le mental et surtout à ne pas suivre nos pensées, à être vraiment très présent ici et maintenant.
Je crois que par rapport à la vie et à la mort, la chose fondamentale, c’est d’expérimenter en fait l’éternité de cet instant-ci, que cet instant-ci ne va pas devenir d’abord. Il doit être vécu pleinement comme un instant absolu.

A. G. : Pourquoi dit-on aussi, quand on fait zazen, qu’on transmigre ?

R. R. : Ce qui se passe en zazen, c’est que, même si on est concentré sur le corps et la respiration, il arrive que l’on ait des pensées qui viennent ou des émotions et que, suivant les pensées et les émotions que nous avons, notre état de conscience se modifie et on peut vivre des états de conscience qui correspondent aux différents états de transmigration dont on parlait la semaine dernière. On peut être, par moments, dans des douleurs assez fortes, et on peut à d’autres moments être submergé par certains désirs ou des craintes. On peut à d’autres moments être dans la béatitude. Bref, le zazen n’est pas quelque chose de constant.
On rencontre l’impermanence dans le zazen, mais en même temps, on apprend à ne pas s’identifier à ces états, on les traverse. C’est cela qui est extrêmement précieux dans la pratique de zazen, parce qu’on revient constamment au corps et à la respiration et on retrouve à chaque fois un esprit neuf, frais qui n’est plus conditionné par nos émotions et par nos pensées. Et donc c’est un moment de nirvana justement, un moment de libération.

A. G. : Est-ce que vous pouvez nous commenter cette phrase : « Aller et venir, naissance et mort sont le véritable corps de l’homme. » Qu’est-ce que cela veut dire ?

R. R. : Oui, c’est une phrase de maître Dôgen. Cela veut dire que c’est dans cette vie et mort que l’être humain peut désirer pratiquer la voie, s’engager dans sa pratique et réaliser son véritable corps qui est le corps de Bouddha, qui n’est pas seulement un corps impermanent, mais qui est aussi le corps dans lequel l’ultime vérité s’incarne.
Mais Dôgen nous dit que cela implique de s’engager concrètement dans la pratique de la voie. Cela veut dire, autant que possible, pratiquer la méditation, recevoir l’ordination au moins de bodhisattva, recevoir les préceptes, faire le vœu de les pratiquer et s’engager dans une pratique quotidienne de la voie dans ce monde, qui est finalement le seul lieu dans lequel on peut réaliser l’éveil. C’est cela que signifie « la vie et la mort sont le véritable corps de l’homme ». Encore une fois, cela peut paraître étrange, si on le prend tel quel. Mais il faut comprendre que cela se réalise s’il y a pratique, s’il y a un engagement dans la voie du zen, dans la voie du Bouddha.

A. G. : Beaucoup de grands maîtres zen nous enseignent également à lâcher prise. Comment y arrive-t-on concrètement ?

R. R. : Il y a deux manières pour lâcher prise. Ce sur quoi j’ai insisté jusqu’à maintenant c’est-à-dire la concentration. La concentration aide à lâcher prise, si on est très profondément concentré sur son corps, qu’on arrive à laisser passer les pensées, les émotions plus rapidement et si on est concentré sur la respiration.
Mais surtout, ce qui aide beaucoup au lâcher-prise, c’est la sagesse, c’est-à-dire l’observation profonde, intime du fait que ce à quoi on est attaché n’a pas de substance, de toutes façons est impermanent, on ne pourra pas le garder et que nous-mêmes, notre propre ego est complètement impermanent et donc ne peut pas s’attacher à quoi que ce soit.
Autrement dit le détachement n’est pas quelque chose qu’on obtient par l’effort, mais par la réalisation que même si on le veut, on ne peut s’attacher à rien, parce que justement la vie est constamment apparition et disparition. Et la transformation avec le zen nous invite à retrouver un esprit constamment fluide, qui épouse ce devenir, cette transformation sans stagner nulle part, sans demeurer nulle part.
L’esprit zen est l’esprit qui ne stagne sur rien.

A. G. : Et cela permet aussi d’avoir une certaine unité, notamment de ne pas séparer samsara et nirvana. C’est quelque chose qui est très important aussi ?

R. R. : Oui, samsara et nirvana ne sont pas identiques, mais ne sont pas différents, ne sont pas séparés. Pourquoi ?
Parce qu’il y a une tendance chez certains pratiquants du bouddhisme à haïr le samsara comme étant le lieu de la souffrance, de la transmigration et à aspirer tellement au nirvana que cela devient un objet d’avidité, cela devient à nouveau désir. Alors que le désir est la cause fondamentale de la transmigration. Désirer le nirvana fait que l’on se dirige à l’opposé du nirvana.
Dôgen y insiste beaucoup quand il parle de la vie et de la mort. Il dit que si vraiment vous haïssez la vie et mort et que vous aspirez au nirvana en opposant nirvana et samsara, c’est comme si vous vouliez voir l’étoile polaire en vous tournant vers le Sud. Vous faites fausse route.
Par contre si vous voyez quelle est la véritable nature de ce samsara dans lequel vous êtes, vous réalisez qu’il est sans substance, qu’il est impermanent et le lâcher prise se produit immédiatement. Et ce lâcher-prise est nirvana.

A. G. : Pourquoi dit-on aussi que le bodhisattva ne tombe pas dans le samsara mais qu’il décide de plonger ?

R. R. : Parce que justement ce bodhisattva a trouvé la manière de réaliser le nirvana dans le samsara. Mais il se rend compte que la plupart des êtres souffrent profondément dans ce samsara et alors qu’il pourrait gagner un nirvana définitif, il est animé par la compassion, la compassion qui est elle-même stimulée par la pratique du zazen qui nous fait nous sentir pas différents ni séparé des autres. Donc qui fait qu’on laisse tomber en nous ce qui fait barrière et séparation d’avec les autres. Et cet esprit de compassion fait que, pour le bodhisattva, le sens de sa vie c’est de renaître éternellement dans le monde et de pratiquer la voie avec les autres pour les aider à s’éveiller. Et comme il pratique comme cela même dans le samsara, sa vie est au fond un nirvana.

A. G. : Pour terminer, pourriez-vous nous citer quelques poèmes écrits par de grands maîtres zen ?

R. R. : Ce sont des poèmes qui sont écrits juste avant la mort et qui sont généralement pour léguer son dernier enseignement à la demande des disciples qui attendent justement l’enseignement ultime du maître.
Maître Keizan dit : « Comme je suis né, je dois mourir. » Cela veut dire qu’il considérait le fait de mourir comme une chose naturelle. Le fait de naître implique de mourir et ce n’est pas seulement au moment de la mort réelle, mais jour après jour, instant après instant, notre vie est une succession de vies et de morts. Et cela, c’est vraiment la pratique du zen qui nous apprend, nous rend familier avec le fait que naître veut dire entrer dans ce processus de naissance et de mort, instant après instant. Donc cela devient tellement familier qu’au moment de mourir, eh bien puisque je suis né, je dois mourir. On ne va pas en faire une histoire !
Un autre poème est celui de maître Ryôkan qui, lui, évoque beaucoup plus l’acceptation de l’ordre cosmique tel qu’il est. L’ultime enseignement, c’est qu’au printemps, les fleurs éclosent. L’été, les rossignols chantent. Et à l’automne, les fleurs et les feuilles se fanent et tombent.

A. G. : Pour finir, on peut dire que sur les temples zen, on trouve un petit écriteau où il est inscrit quelque chose qui fait référence à la vie et à la mort ?

R. R. : C’est écrit sur le bois que l’on frappe pour inviter les gens à venir rapidement pratiquer la méditation. C’est : « a vie et la mort est la grande affaire. » Sous-entendu : « Ne perdez pas votre temps, ne gâchez pas l’instant présent. »

A. G. : Merci, Roland Rech, d’avoir été avec nous.