Le Gyoji à Buchenwald

Teisho d’Ines Steggewentze, Solingen, lors d’une sesshin au camp de concentration de Buchenwald en octobre 2017

Lorsque j’ai décidé de faire un teisho ici à Buchenwald, il était clair pour moi que le sujet devait être pourquoi il est si important de pratiquer ici.

En 2001 Heinz-Jürgen et moi avons lancé cette pratique ici à Buchenwald. Celle-ci a constamment évolué sur une période de 16 ans, et ce à travers notre expérience grandissante, à travers les expériences des participants, à travers la rencontre avec des hommes qui ont survécu au camp, et avec les gens qui travaillent en ce lieu. Mais depuis le départ, c’est zazen qui est la source de notre pratique. Les autres formes de pratique se sont transformées au fil des années mais elles ont toujours été et sont aujourd’hui encore indissociables de zazen.

La pratique de zazen existait déjà avant Bouddha Shakyamuni ; elle a été transmise jusqu’à nous par les prédécesseurs de Dharma et existera encore après nous.

Pratiquer à Buchenwald a énormément étendu ma façon de suivre vraiment le chemin de Bouddha et de vivre vraiment les vœux de bodhisattva.

Ce teisho va traiter du gyoji de la pratique qui se réalise de façon infinie dans l’espace et dans le temps.
Je vous propose d’écouter ce teisho comme l’état actuel de ma compréhension du Dharma de Bouddha et comme ma vision actuelle de la réalité. La réalité elle-même n'est pas exprimable, on peut juste en faire l’expérience.

1882 buchenwald

Gyoji, qu’est-ce que c’est ?

Maître Dogen a transmis le chemin du zen que nous pratiquons aujourd’hui en Europe de Chine au Japon dans la première moitié du XIIIe siècle. Son œuvre principale, le Shobogenzo, rassemble des discours théoriques et des consignes de pratique, principalement pour les moines. Il a consacré deux chapitres au gyoji.

Gyoji est traduit dans le Shobogenzo par l’expression « le maintien de la pratique pure » : gyo est la pratique pure, le pur faire, le pur agir. Ji signifie préserver ou maintenir : « le maintien de la pratique pure ». Maître Deshimaru, qui a rapporté la voie du zen que nous pratiquons du Japon en Europe il y a 50 ans a traduit gyoji par l’expression « répéter la pratique » ou « poursuivre la pratique ».

Gyoji est aussi décrit comme « le cercle de la voie » qui est constitué du maintien de la pure pratique de Bouddha et des ancêtres et se poursuit sans début ni fin. Ce cercle, cette pratique du chemin sans début ni fin, signifie qu’il n’y a pas de séparation entre notre pratique et notre action ; nous ne pratiquons pas pour nous éveiller, c’est notre pratique qui est l’expression de notre éveil. Pratique et action s’interpénètrent et sont l’expression de la pure pratique.

Maître Dogen dit dans le Shobogenzo Gyoji : « L’essentiel est que, au moment de ma pratique, toute la terre et tout le ciel soient unis à mon action dans toutes les dix directions de façon parfaite. »

Cela signifie : Notre expérience-pratique aujourd’hui, ici et maintenant, ne nous est possible que par la transmission de la pratique, par le maintien et la répétition de la pratique de Bouddha et des ancêtres. Et dans le sens inverse, la pratique de Bouddha et des ancêtres s’actualise par nous ici, aujourd’hui et maintenant. C’est ce que veut dire le cercle de la voie, le cercle de la pratique. La pratique sans interruption.

Ainsi notre pratique ici à Buchenwald est aussi partie de ce cercle, en ce que nous actualisons ici instant après un instant la pure pratique de Bouddha et des ancêtres.

Que pratiquons-nous ?

Maître Dogen accordait toujours dans ses enseignements la plus grande valeur à l’importance essentielle et l’expérience de zazen. Mais il estimait aussi beaucoup l’action dans la vie quotidienne. Il voyait ces deux comme indissociés.

Dans ce qui suit, je souhaite expliquer les points essentiels de notre pratique de zazen, mais aussi les relier à chaque fois à notre action, à notre action ici à Buchenwald.

Shikantaza

Shikan signifie « seulement », « complètement » ou comme le dit Heinz-Jürgen « sans reste ». Za signifie « être assis ». Shikantaza signifie donc « être seulement assis », « être complètement assis », « être assis sans reste ».

Lorsque nous sommes assis en zazen, nous revenons toujours à la concentration sur notre attitude corporelle et à la perception de notre respiration. Nous percevons les pensées et sentiments qui émergent mais nous ne les suivons pas. Ainsi nous sommes un avec chaque instant, sommes tout à fait éveillés, tout à fait attentifs. Nous nous contentons d'être tout à fait cet instant, sans rien ajouter, sans rien rejeter. Quand nous pratiquons si attentivement, aucune parole, pensée ou action douloureuse ne peut naître. En un lieu comme Buchenwald, où tant de douleurs étaient produites par des mots, des pensées et des actions, shikantaza est une pratique d'un grand secours.

Mais ce sont aussi la prise des repas en commun, les cérémonies, la récitation, les prosternations, le travail sur le chemin commémoratif et dans l'atelier de restauration, l'écoute de l'autre en cercle d'écoute, la lecture des noms des victimes ... Tout cela devient shikan : shikanrepas, shikanrécitation, shikantravail, shikanêtre, simplement cela.
Pendant la sesshin de Buchenwald, nous pratiquons cela à chaque instant ensemble et en harmonie avec les autres participants. Tous les phénomènes qui viennent à nous pendant ces jours ce sont des occasions de ne pratiquer que cela, sans attachement, sans rejet.

Mushotoku

Mushotoku signifie que nous ne pratiquons pas pour atteindre un but personnel, un profit personnel ou un objectif personnel. Pratiquer zazen, cela signifie lâcher toute forme de volonté relative au moi. Nous n'utilisons pas zazen pour réaliser nos souhaits ou nos idées personnelles. La pure expérience de zazen dépasse tous les souhaits, toutes les idées personnelles. Comme nous ne chargeons pas zazen de nos intentions personnelles, cela devient vaste, ouvert, universel.

Bien sûr, il y a des raisons et des motifs personnels, peut-être aussi des souhaits, qui nous poussent à participer à cette sesshin. Ils sont bons : ils amènent chacun de nous à participer à cette sesshin, à pratiquer zazen, à réaliser les vœux de bodhisattva. Mais dans la pratique elle-même, à chaque instant, nous lâchons tout cela. Alors, zazen est vraiment zazen ; alors, chaque action ici en ce lieu n'est que cette action. 

Aucun vouloir ; ne faire qu'être avec ce qui est, avec ce que l'on fait et avec ceux avec qui on le fait. À chaque instant de la sesshin. Toujours ici et maintenant.

Hishiryo 

Hishiryo veut dire « au-delà de la pensée et de la non-pensée », « penser du profond de la non-pensée ». 

Dans nos enseignements, nous disons toujours : « Laissez passer vos pensées », ou « ne pensez pas ». Notre cerveau produit continuellement des pensées, que nous soyons réveillés ou endormis, de la même façon que notre corps produit constamment des cellules ou les rejette. Nous ne pouvons pas volontairement ne pas penser car le souhait-même de ne pas penser serait une pensée. De quoi s'agit-il donc dans hishiryo ?

En ne suivant pas consciemment des pensées, en ne réfléchissant pas, nous créons de l'espace dans notre esprit. Dans cette espace libre, nos pensées peuvent monter du fond de nos profondeurs. Mais même celles-ci, nous ne les suivons pas ; au contraire, nous revenons à la concentration sur le corps et à la perception de la respiration. Quand nous ne collons pas à nos pensées ni ne les rejetons, quand nous ne les suivons tout simplement pas, quand nous les laissons passer, comme des nuages dans le ciel, l'esprit devient vaste et ouvert. Disponible pour ce qui est, sans penchant, sans aversion. Intégrant chaque instant tel qu'il est.

C'est justement en un lieu comme celui-ci, qui n'est pas un lieu neutre ou protecteur comme l'est un dojo, il est important, pendant zazen et pendant toutes les autres pratiques, de ne pas se laisser emporter par des pensées ou des émotions. Cela ne veut pas dire qu'aucune pensée ou émotion ne peut émerger en ce lieu. Nous les percevons mais nous ne nous y accrochons pas.

Comme ici, à Buchenwald, peuvent naître plus de pensées et d'émotions fortes que lors des autres sesshin, nous avons chaque soir les cercles d'écoute. Il est clair qu'il faut qu'il y ait un échange ici en ce lieu. 

Mais même dans ces cercles d'écoute, nous pratiquons mushotoku et hishiryo. Nous pratiquons la pratique de la pure écoute.

Les vœux de bodhisattva 

Dans notre pratique ici il s'agit aussi de la réalisation des vœux de bodhisattva. Dans la tradition Mahayana, sont appelés bodhisattva les êtres qui ont atteint l'éveil du bouddha ou s'y efforcent mais renoncent à entrer au nirvana tant qu'ils n'ont pas aidé tous les êtres ressentant à se libérer du cercle de la souffrance, le samsara.

Dans notre tradition, il y a la cérémonie de bodhisattva. Au cours de cette cérémonie, on reçoit 10 règles de vie et s'engage à pratiquer les vœux de bodhisattva pour le bien de tous les êtres. Mais on peut aussi pratiquer ces vœux sans avoir participé à cette cérémonie.

Matin et soir, nous récitons ces quatre grands vœux :

Innombrables sont les êtres vivants. Je fais vœux de les libérer tous.
Inépuisables ce sont les illusions qui créent des souffrances. Je fais vœux de les transformer. 
Incommensurables sont les portes du Dharma. Je fais vœux de les pénétrer complètement.
Illimitée est la voie de Bouddha. Je fais vœux de la réaliser complètement.

Commenter ces vœux dépasserait le cadre de ce teisho. Mais les vœux montrent clairement que notre pratique a une très vaste dimension, une dimension qui nous dépasse et qui a en focus la libération de tous les êtres, en pratiquant avec empathie et sagesse.

Si zazen est la source de notre pratique et l'action la réalisation de notre pratique, alors les vœux sont la nourriture et le chemin pour mettre cela en œuvre. Et ce pour le bien de tous les êtres, sans séparation, sans différence. C'était déjà la pratique de Bouddha et des ancêtres.

Buchenwald comme dojo, le monde comme monastère 

 La plupart d'entre nous a l'habitude de pratiquer dans le silence et la concentration d'un dojo. Dans le dojo nous sommes détournés le moins possible de notre pratique. Nous faisons des gestes, suivons les règles du dojo et nous nous abandonnons à zazen sur le zafu. Ensuite, nous récitons, faisons samu ou étudions peut-être ensemble les sutras. Nous pratiquons à chaque instant dans un cadre presque monastique shikantaza, mushotoku et hishiryo, comme visiteur, disciple, enseignant.

Mais dans la pratique au dojo, nous ne sommes pas séparés de ce qui se passe hors du dojo : nous venons influencés par le quotidien et repartons dans le quotidien, influencés par l'esprit de zazen.

Cependant, de nombreux pratiquants ont du mal à perpétuer l’esprit et la pratique zen dans le quotidien, donc à maintenir le gyoji. À mon avis, cela repose sur le fait de faire une grande différence entre la pratique au dojo et la pratique dans le quotidien. Bien sûr, il est difficile de poursuivre la pratique zen dans le tissu des relations sociales et dans un environnement qui repose sur les différences, les illusions et le profit. Mais c'est justement là que notre pratique est la plus utile. Là où naît la souffrance, nous devons trouver les moyens appropriés d'agir à son encontre.

C'est avec l'énergie de notre pratique régulière de zazen au dojo que nous pouvons le faire. Les deux éléments sont en interdépendance et ne peuvent servir le bien de tous les êtres qu'ensemble. La pratique ne peut pas dépendre du lieu et du temps. Si nous conservons vraiment la pure pratique, alors nous pratiquons indépendamment du lieu et du temps. Tout est champ de pratique et tous les phénomènes sont des portes du Dharma qu'il s'agit de pénétrer comme cela est exprimé dans le troisième vœu de bodhisattva

Ainsi, Buchenwald est devenu le lieu de notre pratique.

Bernie Glassman, le maître zen américain, a commencé à pratiquer dans des lieux de souffrance comme Auschwitz-Birkenau ou dans la rue. En ces lieux, la guérison n'est possible que si nous dépassons toutes les différences, si nous voyons l'autre en nous-mêmes et nous-mêmes en l'autre. Dans le lieu de souffrance, nous nous mettons dans des situations qui dépassent notre imagination. Nous ne pouvons rien faire d'autre que lâcher nos concepts et nos idées pour être complètement . Dans cette expérience de la non-séparation, au-delà des catégories, il n'y a plus ni moi ni l'autre. Cette expérience de l'unité, de la non-séparation, influence notre action dans les paroles, les actions et les pensées.

Maître Deshimaru a dit dans son commentaire au Shobogenzo Gyoji : « La vraie sagesse ne peut être enfermée dans des catégories. Le grand sage vit dans la rue, le petit sage se retire dans la montagne. »

Bouddha Shakyamuni aussi a quitté son palais. Il a connu le vieil âge, la maladie et la mort, et cela a dépassé son imagination. Il a décidé de trouver un chemin pour dépasser la souffrance. Sans le contact concret avec le monde de la souffrance, il n'aurait pas pris la route.

Dans notre pratique ici à Buchenwald, nous quittons temporairement nos espaces protégés, les dojos où nous allons habituellement, mais aussi nos habitudes et nos modèles dans les pensées, les paroles et les actions. Nos espaces protégés deviennent des espaces libres, qui nous permettent de regarder la réalité telle qu'elle est, à chaque instant. Dans l'union, dans les actions curatives et dans la paix.

Buchenwald est pour quatre jours notre dojo, le lieu de pratique où le gyoji de Bouddha et des ancêtres est poursuivi. Mais chaque lieu peut être lieu de pratique. Le monde entier peut être notre monastère.

Le quatrième vœu de bodhisattva dit : « Illimitée est la voie de Bouddha. Je fais vœux de la réaliser complètement. »

La voie de Bouddha est infinie dans le temps et dans l'espace. Notre pratique est infinie. Nous pratiquons le cercle de la voie à travers et avec les Bouddhas et les ancêtres. Et notre pratique à Buchenwald fait partie de la pratique actuelle qu'il s'agit de conserver.

Je remercie tous ceux qui participent à ce gyoji de la sesshin de Buchenwald, tous les participants du passé, du présent (vous ici) et de l'avenir, tous les employé(e)s du Mémorial de Buchenwald, tous les Bouddhas et les ancêtres de Dharma, et en particulier :

  • Bernie Glassman Roshi, sans qui cette forme de pratique à Buchenwald n'existerait pas.
  • Le maître zen Roland Yuno Rech, qui dédie sa vie entière à la pratique et à l'enseignement zazen.
  • Le maître zen Heinz-Jürgen Metzger, dont la pratique intègre à mes yeux à la fois la préservation de la tradition et le développement et la pratique de nouvelles formes auxquelles il me permet de participer.
  • Et, last but not least, à la Buddha-Weg-Sangha, qui réalise avec moi le gyoji de la pratique.

Que notre pratique ici à Buchenwald puisse servir à la libération de tous les êtres, en tous lieux et de tous temps. 

 

Mots-clés: NL24

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