Pratiquer le Dharma

Conférence de Roland Yuno Rech - Dojo de Bruxelles, 3 octobre 2007 

Habituellement, je m’assois toujours sur un zafu lors d’une conférence sur le zen pour montrer la posture de zazen aux gens qui ne la connaissent pas et qui ne savent pas de quoi on parle si on parle de zazen. Etant donné que vous venez tous de faire zazen, je n’ai pas besoin de me mettre en posture pour montrer de quoi il s’agit. Mais il se peut que j’éprouve le besoin de m’asseoir en zazen parce que c’est à partir de zazen qu’on parle du Dharma , qu’on exprime le Dharma.

Bonsoir,
L’année dernière vous m’aviez demandé de faire un teisho sur le sujet sur le fait de pratiquer avec un maître. Cette année, la demande qui m’avait été faite initialement c’était de parler de la Sangha, pratiquer dans la Sangha.

Je comprends que vous êtes très concernés par les relations humaines, le côté humain du Zen, la transmission de maître à disciple, pratiquer avec un enseignement, un maître et puis aussi la Sangha , la communauté des pratiquants.

Je me suis dit qu’il n’y a pas de maître, pas de Bouddha, pas de Sangha s’il n’y a pas le Dharma, c’est à dire s’il n’y a pas la recherche de la vérité, une quête de la vérité profonde de l’existence qui est le commun dénominateur, finalement, du maître et des disciples. Il n’y a pas de maître si le maître ne suit pas le Dharma, il n’y a pas de maître s’il n’enseigne pas le Dharma. Il n’y a pas de Sangha non plus, ce n’est pas une communauté ordinaire. Ce qui fait une Sangha c’est un groupe de gens qui sont réunis essentiellement par leur ferveur partagée de rechercher la vérité profonde de leur vie et d’essayer de vivre à partir de cette vérité et de l’actualiser ensemble. Donc d’être les uns vis à vis des autres l’occasion, pas seulement de l’étude du Dharma, mais de sa pratique et de son actualisation par des relations qui s’établissent naturellement dans un groupe humain.

Je me suis dit : Le Dharma est un des trois trésors (les 2 autres étant le Bouddha et la Sangha) mais c’est quand même le Dharma qui soutient les deux autres trésors. Je proposais plutôt de parler du Dharma. Puisque vous avez formulé la demande de parler de la Sangha mais que cette Sangha est  une communauté de gens qui communient dans l’étude du Dharma, la recherche commune du Dharma, de la recherche de l’approfondissement de la compréhension de ce Dharma et son actualisation, ensemble, dans les actions entreprises dans la pratique quotidienne dans leur vie partagée dans un dojo par exemple.

Le Dharma

Le mot Dharma est un mot magique : il contient plusieurs sens qui se correspondent.
L’étymologie du mot Dharma est : ce qui soutient, ce qui supporte. C’est d’abord la loi qui régit l’univers, toutes les existences. Maître Deshimaru l’appelait souvent l’ordre cosmique.
La première fois que je l’ai entendu à une conférence, à Sinal en 1972, il avait dit en commençant : « vous devez avoir peur de l’ordre cosmique » il m’avait un peu surpris et il avait enchaîné en disant : « vous devez avoir peur de ne pas suivre l’ordre cosmique, de ne pas suivre la loi du  Dharma, la loi de l’univers et donc, en ne suivant pas cette loi de l’univers, cette réalité profonde qui fonde toutes les existences, vous allez générer de la souffrance pour vous-mêmes, pour les autres et pour la planète. Il parlait déjà à l’époque d’écologie, alors que ce n’était pas encore vraiment un souci très partagé.

Donc Dharma signifie d’abord l’ordre cosmique, c’est à dire que nous vivons dans un univers qui n’est pas un chaos mais un cosmos avec un certain ordre. Alors on peut dire qu’un bouddha c’est celui qui s’éveille à la vérité profonde qui régit toutes les existences et qui ensuite essaye de vivre en harmonie avec cela.

Le Dharma ne veut pas seulement dire la vérité de toutes les existences, la loi qui nous gouverne tous, qui fait qu’on existe, qu’on fonctionne mais qui signifie aussi toutes les existences. Un dharma c’est une existence, un être, un phénomène, une chose. Les Indiens  avaient énuméré les dharmas dans l'Abidharma. Ils en avaient dénombré environ 78. Ils appelaient ces Dharma les éléments constitutifs de l’univers. Ils disaient que c’était tout ce qui existe dans l’univers, comme un assemblage de dharmas qui sont un peu comme des atomes qui constituent les êtres, les existences, la matière, le soubassement à la vie.

C’est donc à la fois la loi qui régit toutes les existences et en même temps les existences elles-mêmes qu’on appelle aussi Dharma et qu’on écrit alors au pluriel dharmas et avec minuscule.
Un autre aspect c’est l’enseignement, la doctrine du Bouddha c’est généralement comme cela qu’on l’entend. Quand on parle du Dharma comme l’un des trois trésors, c’est le thème de la conférence mais il est en relation avec les autres sens.

Un quatrième sens mais qui fait partie de ce sens de l’enseignement, la doctrine qui est l’ensemble des règles qui régissent une sangha.

Il y a deux grandes familles de sens et puis des sens dérivés mais finalement tous cela se correspond.

Ce qui est magique c’est qu’un seul mot désigne tout cela. Il désigne l’ultime vérité, il désigne les existences elles-mêmes qui sont régies par cette ultime vérité, il désigne à la fois la nature de l’éveil et ce à quoi on s’éveille, la nature de l’enseignement qui émane de cet éveil et puis finalement les lois concrètes qui régissent la communauté qui vit en harmonie avec le Dharma.

C’est une introduction sur le terme Dharma parce qu’il est souvent utilisé dans un sens un peu flou.
Ce dont je voudrais parler ce soir c’est le Dharma en tant que l’éveil de Bouddha, la réalité à laquelle il s’est éveillé surtout et comment il l’a enseigné.
Généralement on a tendance à dire surtout dans l’école du zen soto : «  le Dharma du Bouddha c’est zazen. Et seulement zazen car faire zazen contient tout l’enseignement du Bouddha et les préceptes donc si on pratique zazen on n’a pas besoin à la limite d’étudier la doctrine du Bouddha, son enseignement, les quatre nobles vérités etc… puisque tout cela est inclus dans la pratique de zazen. »

D’ailleurs il y a un mondo célèbre d’un moine qui demande à Gensha : « J‘ai entendu dire que tous les enseignements, tous les Dharma ne sont pas nécessaires par rapport au fait de la venue de Bodhidharma d’Inde en Chine et de sa transmission du Dharma I Shin Den Shin, de mon âme à ton âme. »

De ce fait il pense comme pensent un certain nombre de disciples du zen, que cette transmission i shin den shin, d’âme à âme depuis le Bouddha mais surtout fortement actualisée par le vingt-huitième patriarche Bodhidharma et la transmission à Mahakashiapa auraient rendu non nécessaires tous les enseignements. Souvent dans le zen Rinzai on emploie ce slogan « kyoge metsuden » c’est à dire une transmission spéciale (metsuden) en dehors des écritures. Les écritures ravalées au rang d’accessoires non nécessaires, voire inutiles parce qu’on valorise à côté de cela la transmission de cœur à cœur, d’âme à âme, dans une pratique partagée en commun du zazen.

Bien sûr, je partage cette idée que l’essentiel c’est la pratique de zazen et  cette transmission d’âme à âme, de maître à disciple. C’est le fondement même de toutes notre école du zen et surtout du zen Soto. Seulement de là à dire ou à comprendre que du coup tous les enseignements ne sont pas nécessaires, cela fait critiquer complètement Shakyamuni Bouddha qui a passé quarante-cinq ans de sa vie après son éveil à enseigner. Parce que après tout ce qu’on appelle le Dharma, les enseignements du Bouddha, ce sont des conférences comme celle que je fais ce soir qui ont été mémorisées et qui ont donné lieu aux soutras. Cela fait quarante-cinq ans de l’enseignement oral du Bouddha. Donc, dire que le Dharma en tant que doctrine et enseignement n’est pas nécessaire cela revient à dire que le Bouddha a perdu son temps pendant quarante-cinq ans, à prêcher. Il aurait très bien pu se taire. C’est ce qu’il a fait la fameuse fois où il a arrêté son discours, il fait tourner la fleur entre ses doigts et le sourire de Mahakashyapa et la phrase célèbre : « Je possède l’œil du trésor de la vraie loi , le  shobo, le vrai Dharma et l’esprit serein du nirvana et maintenant il est transmis à Mahakashyapa. Donc ce soir je pourrais prendre une fleur et dire voilà la conférence est terminée.

Vous avez fait zazen, nous pratiquons zazen ensemble depuis de nombreuses années, demain nous ferons encore zazen c’est l’essentiel et le reste c’est des paroles. Par le vide.
Je ne crois pas que l’enseignement des doctrines du Bouddha soient  des paroles vides mais je crois que comme le mot Dharma l’indique, elles soutiennent notre pratique. Il y a toujours cette étymologie du mot Dharma qui veut dire qui soutient, qui supporte. Je pense qu’avoir une doctrine claire, avoir clairement à l’esprit le sens notre pratique, le sens de l’éveil du Bouddha que nous suivons, que nous nous efforçons de réaliser à notre tour et d’actualiser dans notre vie, cela supporte notre pratique, cela nous supporte d’abord au niveau de la motivation. Cette motivation fondamentale qu’on appelle dans le zen hoshin (l’esprit du Dharma) ; c’est l’équivalent de bodaishin (l’esprit déveil). Quand on emploie le mot hoshin on veut dire bodaishin et c’est la motivation fondamentale de tous les pratiquants (devrait l’être) c’est à dire de pratiquer la voie dans un premier temps pour réaliser l’éveil jusqu’à comprendre finalement que la pratique elle-même est éveil.

On n’en est pas toujours là en tout cas au départ dans tous les cas la motivation initiale devrait être celle-là c’est à dire d’arriver dans un dojo avec une préoccupation fondamentale sur le sens de la vie. La vie qui est frappée par l’impermanence, la maladie, la souffrance et la mort et la recherche d’une résolution de cette souffrance à travers la pratique spirituelle.
C’est normalement la motivation pour laquelle on entre dans la pratique de la voie. Des fois on y entre par des chemins un peu détournés mais qui ont quand même généralement affaire avec un certain malaise, avec un certain sentiment d’insatisfaction dans la vie ; le sentiment qu’on passe à côté de quelque chose qui nous échappe et que si on réalisait cette chose là notre vie prendrait un sens plus profond et nous serions soutenus et aidés dans notre traversée des souffrances et des difficultés de la vie, si nous avions pu réaliser cela que la pratique du zazen est supposée nous faire réaliser.

Donc le Dharma est important et soutient notre pratique pour  sa motivation mais il la soutien aussi parce que, étant donné qu’il est l’expression de l’éveil de Shakyamuni Bouddha, étudier le Dharma, étudier son enseignement, c’est étudier les différentes facettes de cet éveil. En étudiant et en approfondissant cet enseignement, c’est nous donner l’occasion de réaliser l’éveil à travers cette étude, pas seulement à travers le zazen. Ce qui est intéressant c’est de noter que Dogen qui faisait constamment l’apologie du zazen a écrit cette phrase d’un chapitre du shobogenso, qui est ma source d’inspiration pour ce soir, qui s’appelle bukkyo (qui signifie enseignement du Bouddha) ; dans ce chapitre où il fait allusion au mondo avec Gensha sur le fait que les enseignements ne sont éventuellement pas nécessaires et il confirme qu’ils ne sont pas nécessaires et vous allez voir pourquoi. Ils ne sont pas nécessaires parce que tous les enseignements finalement sont l’expression de « pas nécessaire » c'est-à-dire l’expression de mushotoku. L’expression d’un esprit réalisé dans lequel il y a une totale liberté intérieure, accomplie et donc une non dépendance par rapport à quoi que ce soit. Le « pas nécessaire » c’est, on peut le dire, la dimension ultime. Ce qui veut dire que l’enseignement égale « pas nécessaire » ; ça ne veut pas dire que les enseignements ne sont pas nécessaires, mais comprendre l’expression « pas nécessaire » et être dans cet état de non nécessité, de non besoin au delà des désirs, des conditionnements qui font la nécessité c’est justement l’enseignement du Bouddha, le Dharma.

Ce n‘est pas un jeu de mots, c’est le cœur même du sujet de ce soir. Du coup Dogen enchaîne en disant : « en fait le Dharma du Bouddha s’est exprimé sous trois formes principales et dans chacune de ces formes ceux qui suivent cet enseignement réalisent l’éveil ». Alors il décrit d’abord ce qu’il appelle le shravaka, c’est à dire les auditeurs, les disciples de ce que l’on appelle le petit véhicule, mais comme il a un sens péjoratif je dirais le Theravada ou véhicule des anciens, pour Dogen c’est l’enseignement et la pratique des quatre nobles vérités. C’est leur première forme d’expression du Dharma du Bouddha. Alors Dogen là-dessus est formel ; ceux qui pratiquent les quatre nobles vérités réalisent bien le Dharma du Bouddha et s’éveillent, réalisent le Nirvana, sans aucun doute.

Le deuxième aspect ce sont ceux que l’on appelle les « pratika bouddha » c’est à dire ceux qui s’éveillent à travers la compréhension de la vacuité et plus particulièrement sous sa forme des douze causes interdépendantes, les douze innen ; le deuxième grand volet de l’enseignement du Bouddha. Ceux qui étudient les douze innen, réalisent aussi l’éveil, ils étudient et pratiquent aussi les quatre nobles vérités.

Le troisième volet c’est la pratique des bodhisattva qui suivent les six paramitas  et ces bodhisattva que nous devrions être puisque nous avons souvent reçu l’ordination de Bodhisattva et que nous avons fait les vœux de bodhisattva, nous accomplissons nos vœux grâce à la pratique des paramitas.

Ce sont autant de facettes finalement du Dharma du Bouddha et au fond si nous sommes ici c’est parce que d’une manière ou d’une autre nous étudions et pratiquons les quatre nobles vérités, nous nous efforçons de comprendre les douze causes interdépendantes et de nous éveiller à la compréhension de la vacuité et nous pratiquons les six paramitas comme l’expression de notre réalisation et, en même temps, une manière de l’approfondir et de l’actualiser plus profondément, pas seulement en zazen.

Pour la moitié d’entre vous ces notions des quatre nobles vérités, des douze innen, des six paramitas sont familières, y a-t-il certains d’entre vous pour qui ce n’est pas clair ?
Pour ceux qui savent déjà ce sera une révision, pour ceux qui ne savent pas ce sera l’occasion d’entrer en contact avec les enseignements.

J’ai essayé de les relier à la pratique de zazen et d’en parler dans l’esprit de l’enseignement de  Maître Dogen qui m’inspire et de Maître Deshimaru qui le suivait et qui l’a transmis en Europe, c’est à dire autant d’enseignements qui sont issus du zazen et qui font le lien entre la pratique de zazen et la vie. On n’est pas toute la journée assis immobile en zazen mais on peut pratiquer dans tous les aspect de la vie quotidienne les quatre nobles vérités. Nous rencontrons constamment la souffrance autour de nous, nous l’éprouvons aussi nous-mêmes ; je ne vais pas faire une conférence sur les quatre nobles vérités mais je vais assez brièvement rappeler leur signification.
La première c’est la réalité universelle de la souffrance.
La deuxième c’est les causes de la souffrance.
La troisième c’est le fait que la souffrance peut cesser, qu’il y a une issue possible à la souffrance.
La quatrième c’est le chemin, l’octuple sentier.

S’il n’y avait pas ces quatre éléments, il n’y aurait sans doute pas le Dharma du Bouddha.
Par exemple : on dit dans la cosmologie bouddhiste que naître sous forme de déité c’est à dire dans un monde de béatitude constante, c’est une naissance défavorable. Parce que, n’étant pas en contact avec la réalité de la souffrance, bénéficiant d’une vie très longue, les déités vivent des milliers, voire des millions d’années, des millions de vies humaines, peuvent s’imaginer être éternels et être à tout jamais sauvés de la souffrance. D’ailleurs, ils ignorent même que la souffrance puisse exister, donc il n’y a aucune idée de compassion vis à vis des êtres qui souffrent puisqu’ils vivent en dehors empierrés dans leur monde de béatitude et donc c’est une naissance très défavorable. Par contre, le monde des animaux, des gakis, le monde des êtres constamment avides, le monde infernal, ne sont pas des mondes favorables à la réalisation du Dharma pour diverses raisons. Mais le monde humain, lui, est favorable à la réalisation du Dharma c’est à dire favorable à l’éveil parce que on a ce stimulant de la souffrance et surtout on est conscient (comparé aux animaux) de la souffrance, même si on a la chance d’avoir une vie relativement heureuse on subit la perte des gens qu’on aime, on constate la souffrance des autres et si on est normalement constitué, on a un minimum de sympathie pour la souffrance des autres, l’empathie, la compassion. Donc on souffre de la souffrance des autres, et puis on sait très bien qu’au fond notre propre bonheur, on le sent, est conditionné par un certain nombre de circonstances qui nous sont favorables et on sait très bien que ces circonstances ne vont pas durer et que donc notre bonheur ne peut pas être durable s’il est seulement lié à des causes ou des conditions éphémères. Si elles ne sont pas tout à fait éphémères elle ne sont pas éternelles.

A cause de cela on est stimulé à pratiquer et donc à laisser apparaître en nous bodaishin, l’esprit d’éveil. Pas seulement pour nous sauver nous-mêmes de ces souffrances mais comme
l’a réalisé Shakyamuni parce que on se sent solidaire de tous les êtres qui souffrent à travers la compassion qui est propre aux êtres humains (et même les animaux). Contrairement à ce qu’auraient pu dire certains, je pense que la compassion et l’empathie font partie de l’esprit humain, de notre nature de Bouddha. Notre pratique est fondée sur l’idée que tous les êtres ont la nature de l’éveil, cette capacité de s’éveiller. Donc la souffrance peut être transformée et c’est la raison pour laquelle elle est un stimulant et pas quelque chose de déprimant qui nous conduit à une attitude nihiliste.

Ensuite les causes de la souffrance : vraiment le Dharma du Bouddha c’est de s’interroger constamment sur les causes de la souffrance, d’utiliser toute souffrance comme un koan, comme un aiguillon qui nous fait réfléchir au sens de la vie et le pourquoi de la souffrance.

S’il y a souffrance, il y a deux solutions.
Il y a la souffrance inévitable que même les grands maîtres, le Shakyamuni Bouddha ont enduré. Ce sont les souffrances de la naissance, de la maladie, du délabrement physique, de la vieillesse et de la mort. Ce sont quatre choses que l’on ne peut pas éviter. Du fait qu’on est né, on va devoir vieillir, tomber malade plus ou moins gravement, un jour ou l’autre notre force, notre énergie vont nous quitter et on va mourir. Et cela, personne n’y échappe.Mais zazen nous aide à l’accepter en abandonnant l’attachement à l’ego qui s’attache à la vie et redoute la mort.

Par contre, tout le reste de la souffrance, ce qu’on appelle dukka dans le bouddhisme, résulte de notre propre attitude vis à vis de cela. Comment réagir face à la maladie, l’impermanence, donc la perspective de devoir mourir, la perte, le fait de ne pas pouvoir posséder définitivement ce que nous aimons, les objets d’attachement nous échappent, ne pas les maîtriser est source d’angoisse, d’anxiété, de stress. Il n’y a qu’à voir le stress des gens employés des grandes compagnies qui risquent constamment d’être victimes d’un plan social suite à l’avidité des actionnaires ; le stress aussi de voir les personnes qu’on aime tomber malades ; les enfants avoir des accidents, les parents sont toujours sur le qui vive avec des enfants en bas âges.

Donc, cette souffrance est là constamment pour nous inciter à approfondir sa cause et nous inciter à pratiquer le Dharma, et pour nous ouvrir en même temps à la compassion où on partage cette souffrance universelle, ce qui fait que tous les êtres sont nos frères et finalement sont comme nous.

D’ailleurs le bodhisattva ne met pas complètement fin à ses propres attachements, à ses propres bonnos parce qu’il a à cœur de rester en contact avec ce qui fait l’universelle souffrance, ses conditions. Il reste dans ces conditions là.

Ce qui est fondamental, c’est d’expérimenter ne serait ce que pendant quelques instants dans la pratique de zazen qu’il y a un au delà possible de la souffrance. C’est à dire comment nous faisons face à la souffrance, à l’impermanence ; comment nous faisons face au non soi, au non ego ; comment nous faisons face à l’interdépendance, qui fait qu’on ne peut pas maîtriser sa vie. Notre vie est dépendante de toutes sortes de causes et de conditions, ce qui fait que nous n’avons pas d’ego séparé et nous ne sommes pas une sorte d’entité fermée sur elle-même comme une monade, un être sphérique complet par lui-même. Nous sommes constamment dans la dépendance de la relation et de l’interdépendance avec les autres, avec les énergies de l’univers, avec tout ce qui nous entoure.

Cela on en prend conscience à travers l’observation dans la pratique de zazen mais en même temps quand on pratique zazen, il y a des moments où justement c’est là que zazen est véritablement le Dharma du Bouddha, c’est quand zazen est pratiqué avec un profond « lâcher prise : shin jin datsu raku », c’est à dire un zazen où vraiment il y a un abandon total de l’attachement au corps et à l’esprit, c’est à dire qu’il n’y a plus de fabrication mentale.

Cette expérience de shin jin datsu raku c’est l’éveil de Dogen. Tout le Shobogenzo, tout l’enseignement de Dogen ont été fondés sur cette expérience là. Quand on dit que zazen lui-même est éveil, est satori, Dharma du Bouddha, ce n’est pas n’importe quel zazen dont on parle. On parle du zazen dans lequel « shin jin datsu raku » survient, donc un zazen avec un total lâcher prise. Hors de ce lâcher prise, hors de cet état d’abandon total de notre attachement égotique, le zazen peut être parfois même infernal, avide et on peut passer des  zazen dans lesquels on expérimente justement les différents volets de la souffrance parce que on est dans la colère, dans l’impatience, « pourquoi la cloche ne sonne pas, pourquoi cet imbécile n’arrête pas de bouger à côté de moi, il me dérange dans ma concentration , pourquoi le godo fait un trop long kusen, pourquoi au contraire il n’y a rien aujourd’hui ; j’étais venu pour entendre un bel enseignement et il n’y a rien » bref je suis dérangé dans mon avidité, dans mon envie de quelque chose et frustré ou alors ma colère est réveillée, mon impatience est réveillée etc…

Ne vous désolez pas si vous éprouvez ces différents états de transmigration dans le zazen parce que précisément la réalisation du nirvana, la réalisation de l’éveil, la libération par rapport au samsara, cela ne veut pas dire en être à tout jamais séparé. Cela veut dire être capable de traverser ces états en n’en étant pas possédé, en n’en étant pas englouti c’est à dire d’être capable de ressentir la tristesse, l’angoisse, une colère, une impatience et de dire c’est juste une impatience, c’est juste de la colère et ne pas s’identifier à cela, ne pas en être possédé. Lorsqu’on dit qu’en zazen on laisse passer les pensées, ce ne sont pas des pensées intellectuelles. Quand on dit de laisser passer les pensées c’est laisser passer tous les phénomènes, mentaux, les pensées aussi, les sensations, les perceptions, les désirs, les anxiétés et même les sensations de plaisir, de bien-être, de béatitude. Tout cela on le laisse passer, parce que c’est dans le laisser passer, c’est à dire le lâcher prise, dans le fait de revenir à un état dans lequel on ne s’empare de rien, on est sans demande à zazen, on ne demande rien.

Dans cet état là, il y a une véritable libération, une véritable réalisation du Dharma du Bouddha, vraiment de l’essence de son enseignement, au sein même du samsara c’est à dire au sein même des conditions d’interdépendance qui font qu’on est amené à éprouver ces pensées, ces sensations, ces perceptions qui ne sont pas toujours agréables.

Hishiryo, qui décrit l’état de conscience en zazen, veut dire au delà de la pensée. C’est cet au delà de la pensée qui mesure. Shiryo étant la pensée calculante, la pensée qui cherche à atteindre un objectif, à saisir, c’est la pensée de l’ego. Hishiryo d’une manière générale c’est  au delà de toute pensée conditionnée par les émotions, par le karma etc.

Faire l’expérience en zazen  des moments de lâcher prise qui sont vraiment  cet état de nirvana, d’extinction des trois causes fondamentales de la souffrance : l’avidité, la haine et l’ignorance, la méconnaissance du fait que notre propre ego qui souffre n’a pas de substance, n’est pas quelque chose.Cela nous aide à lâcher prise, à ne pas nous identifier à quoi que ce soit et à réaliser cette liberté intérieure.

Quand on réalise cela, cet éveil, cette libération en zazen, devient vraiment le Dharma et devient ce qui va soutenir notre pratique. Ce n’est pas qu’on va se dire « j’ai obtenu ça, je le tiens, j’ai eu le satori, maintenant ça suffit, j’ai eu ce que je voulais », parce qu’ en fait cette réalisation est liée à un certain état d’esprit qui est lié à une certaine pratique. Ceci n’est pas forcément la pratique de zazen aussi mais  peut être la pratique de kin-hin, la pratique du samu, manger,marcher.Mais celà correspond toujours à l’état du corps–esprit en unité et en même temps au lâcher prise.

C’est à dire que cela remet donc en question une pratique basée uniquement sur la volonté, sur l’ego qui veut quelque chose. Je le répète souvent, la volonté nous amène souvent jusqu’à la porte du dojo, nous aide à tenir la posture et à la pratiquer .Mais si on ne pratique qu’avec la volonté, on n’obtient pas le véritable lâcher prise, pas de véritable libération ; on ne fait pas l’expérience du Dharma du Bouddha et donc on peut se lasser au bout de deux ou trois ans.

« Je croyais avec zazen venir à bout de mes souffrances, puis je vois que je ne m’en sors pas, donc je vais voir ailleurs puisque je n’ai pas réalisé ce que j’attendais. »

Ceci peut venir d’erreurs dans la pratique c’est à dire que la pratique n’est pas soutenue par le Dharma, elle n’est pas en harmonie avec le Dharma ; La pratique n’est pas en harmonie avec l’ordre cosmique c’est à dire pas en harmonie avec le fait qu’il n’y a rien à saisir, rien à rejeter, donc il n’y a qu’à lâcher prise, et dans ce cas on est en harmonie avec le Dharma et on réalise le nirvana même si on est dans certaines souffrances physiques ou dans certaines inquiétudes, ça va nous lâcher rapidement, en tout cas ça ne va pas nous posséder et on va pouvoir même au milieu de ces phénomènes réaliser l’état normal.

Voilà pour la relation entre le Dharma en tant que réalité de notre existence, enseignement et pratique sous l’éclairage des quatre nobles vérités. Après il y a le Dharma comme quatrième noble vérité, l’octuple sentier. Je ne pourrai pas le détailler mais on le regroupe en trois grandes rubriques :

- l’éthique, c’est à dire le comportement juste, paroles, actions justes ; c’est très important parce que s’il n’y a pas cette éthique de vie, ce comportement juste, même s’il y a ces deux premiers aspects : la compréhension juste et la pensée juste (dans le sens d’intention juste).

Si on comprend le Dharma, si on a aussi de bonnes intentions, y compris de la compassion c’est à dire l’intention de venir en aide aux autres, les aider à se libérer de leur souffrance, mais si notre comportement ne traduit pas par les actes et dans les paroles cette pensée juste et cette  compréhension juste, on va susciter chez les autres un doute sur notre propre pratique et notre propre compréhension du Dharma et surtout le Dharma n’est pas complet, n’est pas réalisé.

Dans le bouddhisme comprendre veut dire réaliser, actualiser : manifester donc à travers toutes les cellules de notre corps dans notre comportement. Donc, l’éthique est absolument indissociable de la sagesse et de la compassion ; les deux premiers aspects de l’octuple sentier sont sagesse et compassion ; compréhension juste : sagesse, intention juste : compassion. C’est indissociable de l’éthique (le comportement) et c’est indissociable de la pratique de la méditation. Ceux-ci sont les trois premiers aspects de l’octuple sentier : l’énergie que l’on met pour la pratique (je préfère le mot énergie plutôt que l’effort), l’attention, la vigilance, cette capacité que l’on a d’être attentif, et la méditation elle-même, pour nous le zazen.

Dans la tradition bouddhiste du Theravada (le petit véhicule), chacun des membres de cet octuple sentier sont séparés et au même niveau.

Dans la pratique du zen soto, qui est notre pratique, ce n’est pas tout à fait la même chose car on ne peut pas dire que nous considérons la méditation, le zenjo, le zazen, comme au même niveau que les autres. On considère que zazen est vraiment la source de toutes les autres voies de cet octuple sentier.

On pourrait se dire : « je veux être un bon bouddhiste » et pratiquer les sept membres de l’octuple sentier sans la méditation ; du point de vue du zen ce serait assez illusoire car sans cette alchimie du zazen qui permet vraiment d’intégrer le Dharma du Bouddha sous ses différentes facettes dans une pratique avec le corps et l’esprit unifiés, les autres aspects du Dharma risqueraient de rester un peu théoriques, un peu un idéal auquel on s’efforce d’arriver mais il manque la clé d’accès ; cette clé d’accès qui est la transformation intérieure délivrée par le zazen.

Donc nous ne considérons pas que les huit membres de l’octuple sentier sont au même niveau mais par contre ils sont tous reliés à zazen et ils sont tous interconnectés. D’ailleurs on ne peut pas valablement pratiquer zazen si on n’a pas une éthique juste.

Si on n’a pas une éthique juste on va créer du mauvais karma, ce mauvais karma va créer énormément de soucis, de tensions, de préoccupations dans notre vie et donc on va être très perturbé dans la pratique de la méditation et de la concentration, par exemple.

De la même manière si on veut agir moralement, si on veut suivre le Dharma en tant que règle morale et si on n’a pas fait le travail intérieur de transformation à travers la pratique de la méditation qui nous fait prendre conscience de la relativité et de la vacuité de notre ego, on risque d’être toujours centré sur notre ego et donc d’avoir énormément de mal à respecter les préceptes. Ce qui nous empêche de les respecter en général, c’est qu’on est trop attaché à son propre ego ; l’attachement à l’ego c’est ce qui fait qu’on enfreint tous les préceptes ; dans ce cas c’est une éthique du devoir.

Je crois que si à l’heure actuelle la morale a tellement mauvaise presse ; on aime bien le mot éthique à notre époque c’est à dire qu’on aime bien réfléchir au fondement de la morale mais la morale, elle-même, on ne l’aime pas trop, puisque la morale est basée sur des interdits, des empêchements de jouir et surtout cela dérange l’ego. Or on sent bien qu’il y des valeurs qui donnent un sens à la vie. Alors précisément la pratique de zazen est ce qui permet de retrouver en nous mêmes ce qui est le fondement même de toutes les valeurs morales. C’est à dire la réalisation de cette vie sans séparation d’avec les autres, la vie non duelle, non deux d’avec les autres, ce qui fait que si on se vit soi-même comme pas séparé et  pas fondamentalement différent des autres, on ne peut plus, dans cet état d’empathie et d’unité avec les autres, vouloir les faire souffrir ou les faire souffrir à cause de notre propre égoïsme ; on peut donc accorder au moins autant d’importance aux autres qu’à soi-même, traiter l’autre comme soi-même, c’est ce qu’avait enseigné le Christ.

J’insiste beaucoup sur ce « comme soi-même » car on a souvent on a tendance à vouloir se sacrifier soi-même. Il y a cette notion de sacrifice avec laquelle je ne suis pas du tout d‘accord. Cette idée de se sacrifier soi-même pour les autres me paraît fausse parce que soi-même aussi on est concerné, on fait partie de tous les êtres vivants ; et à ce titre là on est comme les autres. Si on n’est pas capable de prendre soin de soi-même, on n’est pas capable de prendre soin des autres. Si on n’est pas capable de s’éveiller soi-même on ne peut pas guider les autres vers l’éveil. Si on ne se libère pas soi-même on ne peut pas guider les autres vers la libération.

Un exemple : voyez ces mères qui disent à leurs enfants : « j’ai tout fait pour toi, j’ai tout sacrifié pour toi ». Généralement ces enfants répondent : « je ne t‘ai jamais demandé ça ».
Ils envoient balader leur mère car ils n’aiment pas qu’on se sacrifie pour eux. Ils veulent avoir une mère heureuse et non pas une mère sacrifiée. Si on veut vraiment le bonheur des enfants on n’a qu’à commencer par soi-même et se montrer heureuse. Une mère heureuse peut être beaucoup plus aidante qu’une mère sacrifiée.

Je crois que pour le bodhisattva c’est pareil, le bodhisattva est un être d’éveil ; ce n’est pas un être qui sacrifie son éveil.Il renonce au nirvana pour lui-même, il renonce à s’échapper de ce monde pour le nirvana pour lui seul. Il renonce à quitter le navire parce qu’il y a des gens qui sont embarqués dedans mais, dans ce renoncement là, il réalise une profonde libération de tous ses attachements égotiques et il réalise le nirvana vivant ici et maintenant. Il ne faut pas imaginer un bodhisattva comme un être sacrifié. Un bodhisattva est un être vraiment éveillé et qui en témoigne constamment.

Les douze Innen
Le deuxième aspect du Dharma du Bouddha dans l’expression de son éveil, c’est les douze causes d’interdépendance. Les douze innen, les douze causes d’interdépendance, c’est l’autre versant de l’éveil de Bouddha.

Même dans les soutras du Theravada, on décrit l’éveil du Bouddha, soit comme l’éveil aux quatre nobles vérités, après avoir réalisé par le truchement des douze innen,  le fait que tous les êtres renaissent dans les différents  mondes des renaissances en fonction de leur karma. C’était la première prise de conscience du Bouddha. Puis, durant la même nuit, son éveil s’est traduit sous forme de  l’expression des quatre nobles vérités et ensuite par les douze causes interdépendantes.

Comment a-t-il découvert ces douze causes interdépendantes ? :
Il est parti justement de la première noble vérité qui est cette vérité de la souffrance et aussi pourquoi on souffre. On souffre parce que on est né, on est né dans un monde où le fait d’être né veut dire qu’on va devoir mourir ; et dans tous les cas, avant de mourir on va devoir subir toutes sortes de frustrations et de souffrances, surtout si on n’est pas éveillé.
Les souffrances fatales, inévitables ( la première catégorie que même les éveillés ont) et puis les souffrances qu’on va se donner à soi même, parce qu’on va mal réagir par rapport à l’impermanence et au non soi .Par nos illusions on va dramatiser un certain nombre de choses et donc créer la souffrance  psychique.

Pourquoi on souffre : parce qu’on est né donc Il s’est demandé comment on naît, pourquoi on est né. Si on est né c’est parce que il y a eu un vouloir vivre, il y a eu un attachement ; il y a eu un karma qui a provoqué un attachement, un état de conscience au moment de la mort qui a donné ce mouvement de trouver une matrice pour s’associer à un nouveau corps et renaître.
Ainsi il s’est formulé : comment se fait ce cycle-là de naissance et de mort.
Son intention n’était pas de décrire l’ordre cosmique et comment il fonctionne mais de trouver une issue, c’est à dire de pouvoir réaliser ce qu’on appelle souvent la non naissance comme l’équivalent  de nirvana ou d’extinction de la souffrance. Dans le zen on parle souvent de non né (fusho), non naissance comme équivalent  du nirvana et de l’extinction.

Comment réaliser la non naissance ?
Il faudrait d’abord comprendre le processus par lequel on naît dans ce monde de souffrance.
Il a analysé cela et il l’a décrit de la manière suivante :
Il y a d’abord l’ignorance. L’ignorance est considérée comme la cause fondamentale de toutes les souffrances, en tout cas des souffrances psychiques.

C’est l’ignorance qui fait que l’on s’attache à une conception illusoire de soi-même et de la vie et que, donc, on ne vit pas en harmonie avec ce qu’est réellement l’existence, c’est à dire l’impermanence et l’interdépendance. On vit comme une personne extrêmement égocentrique et on se heurte constamment à la dure loi de l’univers qui est qu’on ne vit que dans l’interdépendance ; si on n’en tient pas compte c’est comme un boomerang qui nous tombe dessus, on souffre et on fait souffrir les autres. Si on n’accepte pas l’impermanence et si on ne réalise pas un esprit souple, doux, qui est capable de fluidité, on se heurte constamment à toutes sortes d’obstacles et de difficultés.

C‘est pourquoi, l’ignorance est considérée généralement comme la cause fondamentale de toutes les souffrances. D’ailleurs quand on parle du Dharma, s’éveiller au Dharma c’est précisément dissiper l’ignorance. Réaliser le Dharma c’est en finir avec l’ignorance. L’ignorance de quoi ? L’ignorance des quatre nobles vérités et des douze causes d’interdépendance qui commencent par l’ignorance.

L’ignorance conditionne l’action, le deuxième maillon des douze innen et une action accomplie dans l’ignorance donc une action non éveillée, a tous les risques de produire de mauvais effets ; parce qu’on n’aura pas anticipé de cause et parce qu’on n’a pas conçu que notre action s’inscrit dans une relation d’interdépendance. Si on ne se rend pas compte comment nos actions (c’est à dire tout ce qui émane de nous), nos paroles sont faites dans l’ignorance, dans une certaine illusion et une certaine méconnaissance de la loi d’interdépendance, elles vont provoquer des effets négatifs.
Justement la Sangha est souvent le théâtre de ce genre de situation, on peut expérimenter combien la loi d’interdépendance et la loi du karma se vérifient très rapidement, c’est à dire quand les actions sont faites sous l’empire de l’ignorance.

Donc, l’ignorance conditionnant l’action qui conditionne la conscience, c’est à dire la conscience qui, dans ce cas là, va nous accompagner dans les derniers moments de la vie et conditionner notre nouvelle naissance. Dans le bouddhisme on considère que les derniers instants de l’existence, les derniers états de conscience sont fondamentaux puisque il y a une sorte de continuité, une succession d’états de conscience mais dans une certaine continuité.
Une nouvelle naissance ce n’est pas une personne identique à la personne précédente qui renaît, mais c’est une conscience qui est conditionnée par une série d’états, de fautes, de karma dont l’état suivant règle la nouvelle naissance ; donc il y a un enchaînement. Donc le dernier état est très important.

Quand on parle dans la loi des douze innen de l’état de conscience, on parle de cet état de  conscience qui va déclencher une nouvelle naissance. La conscience qui renaît dans une matrice et c’est pour cela que le quatrième anneau des douze causes d’interdépendance, la conscience qui ensuite conditionne (nama- rupa) nom et forme c’est à dire corps et esprit.
Nama : c’est tout ce qui est de l’ordre du mental, de l’esprit et rupa : la forme donc le corps.

Donc, à partir de là, on naît dans une nouvelle naissance qui a été conditionnée par l’ignorance, qui a conditionné la conscience, qui a conditionné l’action, qui a provoqué le karma, qui a conditionné la conscience, qui a conditionné l’état de renaissance, le besoin de renaître.Nama-rupa c’est les deux premières cellules de l’œuf qui prend forme et puis ça devient un bébé.

Ce bébé dans l’utérus, au cours de son développement, développe des organes des sens ce qui est le lien suivant. Il va être en contact avec l’environnement ; ce contact va générer des sensations qui vont être agréables ou déplaisantes qui déclencheront des désirs doubles : retrouver ce qui est agréable et fuir ce qui ne l’est pas c’est à dire tout ce qui est souffrance, ce qui est douloureux.

S’il trouve l’objet adéquat, le désir va provoquer l’attachement qui va conditionner toutes les souffrances de la vie, les anxiétés etc. mais il va conditionner surtout le vouloir vivre au sens de vouloir continuer le cycle et vouloir renaître.

Probablement, en mettant les choses au mieux, parce qu’on se dit : « je suis passé à côté de l’essentiel, il faut que je me donne une nouvelle chance, ce qui fait déjà une bonne cause de renaissance, j’ai frôlé le Dharma, je vais au dojo de Bruxelles, j’ai entendu un jour une conférence, ça m’a donné un petit déclic dont je n’ai pas tenu compte et je passe à côté. Je suis tombé dans les errements habituels. Je suis motivé à renaître parce que cette fois-ci j’espère pouvoir réaliser l’éveil. » C’est une bonne cause, un bon désir de renaissance.

Généralement, le désir de renaissance c’est plutôt pour pouvoir continuer à s’approprier des objets de plaisir et de satisfaction. Eventuellement, il y en a qui veulent renaître pour se venger : « je ne l’ai pas eu dans cette vie, dans la prochaine il ne m’échappera pas. »

On peut donc vouloir renaître à cause de toutes nos illusions : désirs et ignorance.

Ceci provoque, dans cet état de conscience au moment de la naissanse et nous voilà reparti dans une nouvelle naissance suivie de vieillesse et de mort. Ceci doit faire les douze causes.

Le Bouddha résumait ce cycle en : « quand ceci est, cela est. ». C’est le résumé de la loi des douze causes interdépendantes, c'est-à-dire : il n’y a pas de fumée sans feu, quand il y a une cause, il y a un effet.

Si nous voulons pratiquer le Dharma, éclairés, soutenus par cet enseignement des douze innen, les douze causes interdépendantes, c’est vraiment d’être pénétrés de cette interdépendance à différents niveaux. C'est-à-dire à un niveau où nous prenons conscience de notre  responsabilité dans ce qui nous arrive et dans ce que nous provoquons chez les autres, parce que l’interdépendance joue non seulement pour nous-mêmes mais aussi chez les autres et notre environnement; cela nous aide à comprendre notre karma ; karma veut dire action mais on englobe souvent dans le karma le fruit des actions (ce qui est faux, mais enfin !). Le karma, entraînant des résultats, le fait de comprendre que ce qui nous arrive et l’interdépendance de notre karma passé et la poursuite de cet enchaînement là, peut nous paraître une dure réalité en ce sens qu’on se dit : «Je suis responsable de mon malheur », mais en même temps c’est une vision extrêmement optimiste parce que, si nous sommes responsables de notre malheur, nous pouvons devenir responsables de notre bonheur et de notre éveil. Puisque nous avons contribué à ce que nous souffrons maintenant, nous pouvons à partir de cette prise de conscience contribuer à la résolution de notre souffrance, à notre éveil et notre libération.

C’est dans ce sens-là que le Dharma des douze causes interdépendantes nous soutient dans notre pratique et surtout, il nous soutient de manière beaucoup plus radicale si nous comprenons que, puisque en résumé, «quand ceci est, cela est. », puisque tout ce qui existe est conditionné, cela veut dire que rien de ce qui existe n’a de substance, et surtout pas mon  propre ego. Mon propre ego est au même titre que tous les autres phénomènes  et les autres dharmas, conditionné. Etre conditionné veut dire ne pas avoir de substance propre ; c’est l’expression même de ce qu’on appelle vacuité ; la vacuité n’a rien à voir avec le néant ou l’inexistence, c’est l’inexistence de quelque chose et c’est l’inexistence  d’une substance fixe à notre propre ego ou à chaque phénomène. Il n’y a pas de substance fixe, il n’y a que l’interdépendance et c’est cela que veut dire vacuité.

Si on le comprend, on réalise profondément la sagesse de Bouddha.
Si on le comprend intellectuellement ça nous aide déjà, ça nous soutient puisque nous sommes, quand même, des êtres pensants qui réfléchissons mais si on le comprend à travers son corps et son esprit en zazen, si on répète cette compréhension par une pratique quotidienne de zazen, là, pour le coup cette compréhension devient sagesse réelle ou dans tous les cas nous permet d’accéder à une sagesse réelle et à une vie libérée de l’attachement au petit ego, une vie de réalisation du véritable Soi qui est cette vie en interdépendance avec tout l’univers et ce que cela implique dans notre vie concrète.

Le Bodhisattva
Troisième volet du Dharma du Bouddha.
Le bodhisattva c’est celui qui a déjà réalisé tout cela, qui a pris conscience de la souffrance et de ses causes, qui sait qu’on peut y mettre fin, qui sait qu’il existe un chemin pour y mettre fin, qui a pris conscience de l’interdépendance et de la loi du karma mais, qui est tellement conscient de l’interdépendance, qu’il ne peut pas concevoir qu’il existe un véritable éveil pour soi-même, seul. Ce n’est pas concevable parce que moi, seul n’existe pas. Il n’existe qu’un moi en relation.

Le bodhisattva est tellement conscient de cette vie en relation, il est tellement pénétré et animé par l’esprit de compassion, que pour lui, sa compréhension du Dharma c’est de formuler le vœux de continuer à approfondir le Dharma, (c’est le troisième vœux : Ho mon muryo sei gan gaku) « aussi nombreuses que soient les portes du Dharma, je fais le vœux de les réaliser toutes ».
Déjà pour réaliser toutes ces portes du Dharma un vie seule n’est pas suffisante, cela implique  une renaissance mais une renaissance animée par l’esprit d’éveil et non pas une renaissance qu’on ne maîtrise pas et où on est entraîné par la fatalité d’un karma qu’on ne comprend pas et qu’on ne maîtrise pas.

Les six Paramitas
Le bodhisattva va avoir comme pratique, bien sûr les quatre nobles vérités et la compréhension des douze causes interdépendantes mais il va avoir comme pratique essentielle les paramitas.

La générosité, le don, ce qui est très significatif ; le bodhisattva est vraiment un être généreux puisqu’il voue sa vie au service de l’éveil des autres. Les préceptes, l’éthique.

La patience ; une patience infinie pour venir en aide à tous les êtres puisqu’il a en fait le vœu jusqu’à la fin des temps, jusqu’à ce que tous le êtres soient libérés ; il cultive une énorme patience pour continuer sa pratique ; il patiente aussi par rapport au fait qu’il doit aussi lui-même encourir les souffrances fatales, de la renaissance, de la vieillesse et de la mort, pas celle du mauvais karma, des illusions, des attachements etc. puisqu’il est libéré mais au moins les souffrances fatales. Le Bouddha est mort de la dysenterie et il a eu une agonie pénible. Les maîtres pour la plupart meurent de cancer, de maladie comme tout le monde et ils ont des  souffrances comme tout le monde.
Donc grande patience, nécessaire pour accomplir ses vœux de bodhisattva.
Une grande énergie, la pratique de l’énergie est un des grands aspects du Dharma qui est vécu par le bodhisattva.

Il doit pratiquer la méditation, le zazen et réaliser la sagesse.

Ce sont donc les six paramitas.
Généralement on considère comme pour l’octuple sentier, que les paramitas sont interchangeables entre elles. Du point de vue de l’enseignement du zen soto ce n’est pas le cas ; on considère que le zazen n’est pas une des paramitas  parmi d’autres, la cinquième des paramitas dans l’ordre que j’ai cité mais la source de toutes les paramitas.

C’est notamment l’enseignement du jijuyu zanmai, de maître Menzan, qui est un enseignement merveilleux, où il reprend vraiment les bases de l’enseignement de maître Dogen, qui est vraiment une des bibles du zen soto. Il insiste beaucoup sur le fait que la méditation n’est pas une méditation comme un des membres de l’octuple sentier ou des six paramitas mais une pratique- réalisation de l’éveil, ici et maintenant, qui inclut toutes les paramitas et d’où toutes les paramitas s’expriment.
Paramita veut dire « aller, ou aller au delà » au delà du monde des souffrances, au delà des illusions, au delà de la vie d’errances, au delà du samsara, la ronde des renaissances, au delà c’est à dire sur ce qu’on appelle la rive du nirvana.

Il y a cette image où dans la traversée du samsara vers le nirvana, le Dharma est considéré comme une barque, donc un moyen pour atteindre cette autre rive. Dogen, dans le Bukkyo insiste beaucoup sur le fait, qu’en réalité, paramita ne veut pas seulement dire aller vers un lieu, comme le paradis, ou au delà de ses attachements, de l’avidité et de l’ignorance mais le sens d’aller est dans le lâcher prise immédiat. Il n’y a pas un mouvement dans le sens géographique comme un lieu à atteindre, c’est la cessation de l’avidité, de la haine et de l’ignorance. C’est quelque chose qu’on peut réaliser en zazen et dans la vie quotidienne à chaque fois où on lâche prise.
Dogen avait interrogé son maître Nyojo : «  Pourquoi enseignez-vous qu’il faut abandonner ses bonnos, ses illusions, ses attachements, comme au hinayana, puisque vous êtes un maître zen du grand véhicule. »

Nyojo lui avait répondu : « Un véritable disciple de Bouddha ne doit négliger aucun enseignement du Bouddha. » Cela fonde ce que je suis entrain de dire à la suite de Dogen, au fait qu’il ne faut négliger aucun enseignement, ni l’octuple sentier, ni les douze causes interdépendantes, ni les six paramitas mais surtout dans la poursuite du dialogue entre Nyojo et Dogen, à un moment donné

Nyojo lui dit suite à l’idée que vouloir abandonner les bonno c’est une attitude dualiste du petit véhicule et qu’en fait « bonno soku bodai : les bonno eux-mêmes sont le satori, ce qui est souvent une bonne excuse pour rester dans les bonno (dans le sens de passions).Il serait dangereux de se séparer de ses bonno,mieux vaut les cultiver puisque c’est une forme d’éveil.Aussi Nyojo dit en substance : « les bonno ne sont l’éveil que si on les abandonne ». Ils sont inséparables de l’éveil, bien sûr, parce que s’il n’y a pas d’illusion il n’y a pas besoin d’éveil. Il n’y a d’éveil que par rapport à l’illusion mais il n’y a éveil que dans l’illusion reconnue comme illusion et donc abandonnée. Et il ajoute cette petite phrase : « Si vous ne réalisez pas cela, vous n’êtes pas disciples du Bouddha.Si  vous n’abandonnez pas vos illusions vous n’êtes absolument pas disciples du Bouddha. Si par contre vous abandonnez ne serait ce qu’un petit attachement, dans le lâcher prise de shin jin datsu raku, vous réalisez le Dharma du Bouddha, vous rencontrez le Bouddha, c’est à dire que vous êtes semblable à Bouddha ; vous réalisez votre propre nature de Bouddha dans cet instant là.

La nature de Bouddha est ce qui fonde notre pratique, donc nous avons tous la capacité de nous éveiller au fait que ce qui fonde notre réalité, le Dharma, est déjà l’éveil, ( donc il y a déjà une certaine forme d’éveil originel) ; si nous n’avions pas déjà cette nature d’éveil nous ne pourrions pas rejoindre cet éveil et jamais échapper aux illusions mais cela ne peut se réaliser que dans une pratique réelle, concrète, qui engage la totalité du corps et de l’esprit ; cette pratique, c’est la pratique de zazen. C’est ce que Maître Dogen a transmis, ce que Maître Deshimaru a transmis et c’est, je suppose, pourquoi vous venez au dojo et c’est ainsi que s’actualise le Dharma du Bouddha.

Mais, encore une fois, il n’y a pas de Dharma du Bouddha sans zazen, mais il n’y a pas de véritable zazen sans compréhension de cette profondeur de l’enseignement du Bouddha telle que je l’ai présentée succinctement à travers ces trois éclairages : les quatre nobles vérités, les douze causes interdépendantes et, donc de la vacuité, et les six paramitas et surtout les paramitas mis en pratique, actualisées et pas seulement récitées comme des vœux. C’est quelque chose qui fonde, qui soutient notre vie.

Vous comprenez  pourquoi j’ai choisi de parler du Dharma parce que c’est pour cela que nous sommes réunis : pour approfondir tout cet enseignement et pour le vivre ensemble que nous constituons une sangha, que nous cherchons un maître. S’il y a un maître c’est parce que il y a une certaine compréhension de cet enseignement que j’ai évoqué, pas seulement théorique mais une réalisation pratique, mais il y a aussi un chemin sur lequel je me considère et pour moi mon maître qui fut Maître Deshimaru et ce fut Niwa Zenji mais c’est aussi le Dharma, fondamentalement le Dharma.

Mon maître suivait le Dharma, Niwa Zenji qui m’a transmis le Dharma sous forme de shiho suivait ce Dharma, nous suivons tous ce Dharma et c’est ça qui fait que nous sommes une sangha. La sangha est ainsi parce que nous regardons tous dans la même direction et c’est ce qui devrait vous aider au niveau de votre vie concrète de Sangha du dojo de Bruxelles à surmonter vos éventuelles difficultés, à cause de conflits  interpersonnels, d’ un manque parfois de motivation .Si cela arrive en vous rappelez-vous cet enseignement profond qui est le soutien de notre pratique. La pratique limitée à une pratique corporelle : « je m’assois, je fais zazen, c’est l’éveil, c’est le Dharma, il n’y a pas à se soucier d’autre chose », c’est dangereux parce que on risque d’avoir une pratique un peu mécanique sans compréhension et qui n’apporte pas l’éveil.

Le but de tout ça c’était surtout une rencontre avec vous. C’était un peu un prétexte de parler du Dharma, aussi de vivre cette Sangha, cette communauté.

Mots-clés: Roland Yuno Rech

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