Par Konrad Maquestieau
Récemment, dans le kiosque d’une gare française, mon regard a été attiré pendant quelques secondes par la couverture de « philosophie magazine » avec une question criarde, en gras et en rouge « Comment vivre bien quand le monde va mal? »
Ma première réaction fut celle un peu dédaigneuse : encore ! C’est vraiment du typiquement grand média ! Comment les philosophes pouvaient-ils se rabaisser à un tel niveau de complaisance ?
Nous le savons bien: les média et leur effet « d’agrandissement », de «re-cadrage » et donc de « dramatisation » nous reconstruisent un réel où on a l’impression que, en effet, « tout va mal ». Nous sommes trop souvent dupe (ou tout simplement inconscient) de la déformation qu’opère les média sur notre regard du réel: la crise économique, le marasme politique, la montée des populismes de tout genre, la perte des valeurs éthiques, les guerres, les attentats, les régimes totalitaires et leur main prise sur les populations…. mais également la violence dans nos propres rues, dans les familles que l’on côtoie… le mal vivre esquissé jour après jour par les média est en effet effrayant à voir.
Après un moment de réflexion vient à mon esprit la question suivante: est-ce que finalement le monde n’a-t-il pas toujours été ainsi ? Bouddha lui-même, il y a 2500 ans, faisait déjà le constat de « dukkha » : la vie en soi (le monde) est insatisfaisante. Il y a maladie, vieillissement et au bout de compte pointe la fin inéluctable. Donc oui : le monde « va mal » et cela est en soi une loi naturelle. Tout est question de regard.
Puis me venait à l’esprit le problème de la violence souvent perçu comme première cause du mal et dont tout le monde affirme que cela « s’empire ». Néanmoins l’ouvrage du psychologue et linguiste Américain Steven Pinker, « The Better Angels of Our Nature : Why Violence Has Declined » (2011 – non traduit en français) prouve de façon étonnante et avec des méthodes scientifiques que globalement dans toute l’histoire de l’humanité la violence est en déclin ! Cet ouvrage est à recommander à tous ceux qui auraient tendance à porter un regard sombre sur le monde et tous ses maux.
Donc que voulaient dire nos philosophes avec ce titre énigmatique ? Qu’est-ce qui va mal ? Est-ce la bonne question ? Est-ce que poser la question en des termes plus justes ne serait-il pas le début du remède ? Toutes ces réflexions, toutes ces observations, toutes ces rêveries et impressions à partir d’un simple titre de magazine me laissaient pantois. J’étais vraiment intrigué et finalement après quelques jours je décidais d’acheter le magazine pour en avoir le cœur net et de voir ce que nos philosophes avaient à dire à ce sujet.
Première surprise : la question sur la couverture n’était pas ce que j’avais vu (ou cru voir) mais : « Peut-on aller bien dans un monde qui va mal ? » Je laisse ici aux psychanalystes l’analyse de ce glissement du sens qui s’est subtilement opéré en moi à mon insu…
Deuxième surprise : le magazine propose diverses lectures du même thème avec plusieurs philosophes importants à l’appui. Les rédacteurs n’y vont pas de main morte : l’antique Boèce est appelé à la rescousse pour nous éclairer. Un encart spécial propose des extraits de son ouvrage « La Consolation de la Philosophie » (524). Rien que pour ces extraits l’achat du magazine se justifie ! Puis en le feuilletant d’autres noms prestigieux sautent aux yeux: Noam Chomsky, André Compte-Sponville… Nous sommes donc en bonne compagnie 😉 Loin ici, la banalisation des grands média, la dramatisation bon-marché…
Troisième surprise : le philosophe Michaël Fœssel (professeur à l’Ecole Polytechnique) tente, avant de « refaire le monde », de nous guider dans ce que ce terme veut dire. Finalement il en arrive à dire que, « le monde est ce qui nous sauve, non ce qui doit être sauvé ». J’ai alors le net sentiment qu’ici nous avons quelque chose à apprendre.
Dans l’article qui ouvre le dossier l’auteur, Alexandre Lacroix, ne se fait pas d’illusion : le monde a toujours été plus ou moins mal. Donc la question revient à dire : comment faire avec ? Cinq pistes différentes sont analysées. Première piste : le détachement. Sa forme : le retour à la nature comme une façon radicale de (re)trouver l’équilibre perdu. Henry David Thoreau et son fameux ouvrage « Walden » sont ici la grande source d’inspiration. 160 ans après de nombreuses personnes y trouvent encore refuge. La deuxième piste serait la voie inverse (non sans risque d’ailleurs): « plonger dans le cœur noir du monde » comme l’a fait la philosophe et mystique Simone Weil dans les années ’30 qui laissa tomber une brillante carrière d’académicienne pour travailler à l’usine et partager le sort des travailleurs. Ses écrits à partir de cette expérience sont encore aujourd’hui une source d’inspiration. Troisième voie possible entre ces deux extrêmes : participer au monde (et à ses maux) et en même temps « s’en moquer éperdument ». Avec Winston Churchill comme exemple, apprendre à « faire la sieste » en temps voulu ! Avec Sartre se dessine une quatrième piste : « La philosophie sartrienne a un effet libérateur. Elle invite en effet à transformer chaque écueil en promontoire. » La cinquième voie a Imre Kertész et Albert Camus comme guide, la voie de la créativité artistique ; celle de créer un autre monde : « pourquoi ne pas composer à partir d’une réalité personnelle quelque chose qui s’opposera à la roue écrasante et impersonnelle de l’histoire en marche. (…) Le monde va mal ? Même avec des bouts de ficelle, créons-en un autre. »
Toutes ces idées me plaisent bien et m’inspirent… Néanmoins j’ajouterai à tout cela ce qui pourrait être une sixième voie que l’auteur de l’article n’a pas vu: la voie du Bouddha. Vivre dans ce monde imparfait et limité avec la sagesse de l’éveil et la compassion du bodhisattva. C’est-à-dire : créer la bonne distance par rapport à lui. Ni attaché au monde, ni indifférent à lui. Et à partir de là, re-dessiner son rapport à l’autre.
Ce qui m’intrigue chez les philosophes, ce que j’en perçois à travers les différents articles du magazine, c’est leur esprit profondément « chercheur », je dirai même, fouineur. Je sais que dans le zen on se méfie (est-ce à juste titre?) de tout ce qui touche au monde des idées. Leur aspect limités, construits, artificiels peut en effet, très vite aboutir à de purs jeux intellectuels déconnectés du réel… Néanmoins, ici, je découvre chez eux une analyse aigüe vis à vis des problèmes de sociétés, un réel souci de penser juste. Et cela me plaît bien ! Les moyens mis en œuvre sont bien sûr différents et leur « pratique » n’est pas la même (quoique nombreux sont-ils à également pratiquer une ou l’autre forme de méditation). Au fond ils sont également soucieux d’alléger les souffrances et de « constituer un monde habitable » (Michaël Fœssel).
Je crois même que nous, pratiquants du zen, auraient une leçon à apprendre d’eux : c’est de toujours remettre en question ce qui semble être « acquis » par la pensée commune (les média!) et de se dire qu’il y a toujours quelque chose de neuf à inventer dans le quotidien – à partir des grandes traditions « des idées ». L’écrivain Isabelle Sorente l’exprime ainsi : « Le cours du monde nous rend modestes… J’ai trouvé, au fil des années, un grand soutien dans la philosophie stoïcienne. Marc Aurèle défend quatre valeurs essentielles : le courage, la sagesse, la persévérance et la justice. Jusque-là tout le monde est d’accord. Mais ces valeurs ne deviennent intéressantes que lorsqu’on se demande comment les vivre au quotidien. C’est dans ce passage de la théorie à la pratique que les choses deviennent passionnantes et intenses. »