Traductions ABZE disponibles (PDF) :
Par Edgar Koeb, dojo de Londres, Old Street
Référence: “The Essential Dogen – Writings of the Great Master” de Kazuaki Tanahashi et Peter Levitt – Ed. Shambhala Publications -2013. En broché, livre de poche, édition Kindle ou audio-livre.
Dans le zen, l’expérience est plus importante que la compréhension intellectuelle. Et c’est une expérience inhabituellement directe des enseignements du grand Maître zen japonais du XIIIe siècle que nous offre « The Essential Dogen ». Cet ouvrage regorge de nombreux passages, citations et poèmes les plus célèbres de Dogen. Les traductions et les commentaires offrent un aperçu approfondi de la pensée du Maître, tout en respectant au mieux le style poétique de l’original en anglais.
Dogen est difficile à aborder. Même la plupart des Japonais ont du mal à lire les originaux médiévaux. Ils s’appuient sur des commentaires et des traductions, comme tous les lecteurs occidentaux qui ne possèdent pas de diplôme en études orientales. Nous avons donc beaucoup de chance d’avoir l’apport de Kazuaki Tanahashi et Peter Levitt. Ils combinent une compréhension des cultures japonaise et occidentale et ce, avec un intérêt presque permanent pour Dogen. Tous deux sont des enseignants du zen au sens propre. Ils publient activement des ouvrages sur le zen et le Bouddhisme depuis au moins les années 1980 et tous deux ont des liens étroits avec le Centre Zen de San Francisco. C’est sous le parrainage de ce Centre que « The Essential Dogen » a été publié. En 2010, Tanahashi et Levitt ont publié ensemble une traduction complète de l’ouvrage majeur de Dogen, intitulé « Le Trésor du Vrai Œil du Dharma – Shobogenzo ». Le livre « The Essential Dogen » est une version très condensée de cette publication.
Cet ouvrage sera bien accueilli par ceux qui veulent lire Dogen, mais qui ne sont pas (encore) prêts à s’attaquer à la totalité du Shobogenzo, œuvre qui est – notamment – cinq fois plus chère à acquérir. Il intéressera également tous ceux qui s’inquiètent de l’augmentation du niveau de peur et des agressions dans nos sociétés occidentales du XXIe siècle. Dans l’excellente introduction « Une promenade avec Dogen dans notre temps », Peter Levitt explique comment l’enseignement de Dogen est centré sur les notions d’unicité ou de complétude, le « ichinyo » japonais (p. Xxviii à xxix). Ces notions contrastent avec les dualismes occidentaux radicaux : dualisme corps-esprit, sujet-objet, le soi, les autres et l’environnement naturel. Cette idéologie de séparation mène à l’aliénation et à l’insécurité. Dans des cas extrêmes, il peut en résulter une agressivité contre soi-même et les autres sur base de la race, de l’ethnie, du sexe, de l’orientation sexuelle, pour ne nommer que quelques catégories.
Dogen nous montre qu’il existe une alternative. L’intimité (« shinmitsu » en japonais), la gentillesse (« shinsetsu » en japonais), cultivés par l’apprentissage et la pratique continus de la méditation assise (« zazen »), ont le potentiel de vaincre les préjugés culturels les plus puissants. Dogen lui-même en est probablement le meilleur exemple. Son affirmation passionnée de l’égalité absolue des hommes et des femmes a établi un standard que même le Japon du XXIe siècle a du mal à respecter (p. 76 à 81). Dans le contexte du Japon médiéval, cela n’était ni plus ni moins que révolutionnaire.
Tous ceux qui veulent étudier Dogen sont confrontés à l’utilisation très peu conventionnelle du langage. Son écriture est pleine de poésie, de métaphores et de devinettes. Parfois, il peut être délibérément contradictoire lorsqu’il aborde des points fondamentaux de la réalité et de la pratique. Ceux qui essaient de « pénétrer Dogen » doivent être prêts à affronter des raisonnements tels que ceux qui suivent sur la Nature de Bouddha :
« Un chien n’a pas de nature de Bouddha; un chien a la nature de Bouddha. Aucun être n’a la nature de Bouddha; aucune nature de Bouddha n’a d’êtres. Aucun Bouddha n’a d’êtres; aucun Bouddha n’a un Bouddha. Aucune nature de Bouddha n’a de nature de Bouddha. Aucun être n’est un être “
(cf. pp. 61-62)
Être dérouté et être sorti de sa zone de confort intellectuel fait partie de l’expérience de Dogen. Lorsque cela se produit, il est préférable de suivre les conseils d’autres experts de Dogen, tels que Brad Warner et Shohaku Okumura, qui recommandent de ne pas trop essayer- la première fois- de comprendre tout ce que Dogen dit. Au lieu de cela, il convient de saisir tels quels la beauté et le mystère du texte, afin de permettre une compréhension plus profonde au fil du temps. « The Essential Dogen » est un moyen idéal pour s’offrir une telle expérience. Et ceci est particulièrement vrai pour la belle version audio du livre, lu par Brian Nishii.
Bien que la confusion ne puisse être évitée lors de l’étude de Dogen, certaines parties du livre semblent déroutantes mais n’ont probablement jamais eu l’intention de l’être. Par exemple, dans une citation Dogen, rappelle à ses partisans de ne pas chercher à « tâter l’éléphant en tâtonnant » ou « saisir le vrai dragon » (p. 14). Plutôt que d’essayer d’être mystique et déroutant, Dogen semble faire référence à deux histoires indiennes et chinoises1 qui étaient probablement connues de son auditoire à l’époque. Ici et dans un certain nombre d’autres endroits où Dogen se réfère à des histoires de sutras bouddhistes, de collections de koan et d’autres publications chinoises ou indiennes, les éditeurs auraient pu aider le lecteur en fournissant davantage d’informations contextuelles au moyen de notes supplémentaires.
Un point connexe concerne les sections où Tanahashi et Levitt présentent des passages de Dogen qui sont eux-mêmes des reproductions plus ou moins directes des chroniques zen et des collections de koan. Ces histoires présentent certains des personnages les plus intrigants de l’histoire du Zen, tels que Bodhidharma, son disciple et successeur Huike (Eka japonais) ou le sixième patriarche Huineng (Eno japonais). Les fameux dialogues entre Maîtres et disciples font revivre le côté humain de ces anciens « héros » du Zen et leur combat pour rejoindre le chemin et transmettre le Dharma. Les histoires ont été choisies très soigneusement par Dogen et appartiennent donc clairement à cette collection. Mais dans certains cas, les éditeurs nous privent de l’interprétation unique de Dogen de ces épisodes. Par exemple, le fameux dialogue entre Nanyue (japonais Nangaku Ejo) et Mazu (japonais Baso) sur le polissage d’une tuile en tant que métaphore du zazen est présenté dans son intégralité (pp. 9-10.) Mais comment Dogen renverse l’interprétation conventionnelle de cette histoire n’est pas raconté2. Le lecteur doit donc se tourner vers la version complète de Shobogenzo pour le savoir.
Dans l’ensemble, « The Essential Dogen » est un excellent livre pour tous ceux qui souhaitent se lancer dans un voyage avec Dogen. Au lieu d’être lourdement commenté, le livre fournit une multitude de citations originales de Dogen qui sont rendues aussi accessibles que possible, de ce Maître de la langue japonaise du XIIIe siècle. Un système de références correct permet au lecteur plus curieux de retrouver les passages dans les originaux et de les comparer à d’autres traductions. Une fois que les lecteurs ont acquis une certaine connaissance des enseignements et du style de Dogen, ils sont prêts à passer à des éditions plus complètes de ses œuvres.
- « Le vrai dragon » raconte une histoire chinoise dans laquelle un collectionneur de dragons-jouets est mort de peur lorsqu’il est visité par un vrai dragon. Et « tâter l’éléphant en tâtonnant » semble renvoyer à une histoire indienne où un groupe d’aveugles tente de décrire la nature de l’animal en ne touchant que ses différentes parties. ↩︎
- Traditionnellement, cette histoire est vue comme une réprimande de Mazu par Nanyue qui, en prétendant transformer une tuile en miroir en le polissant, semble se moquer de la tentative de Mazu de devenir un Bouddha grâce à sa pratique rigoureuse de la méditation zazen. ↩︎