Face au XXIème Siècle

Par Roland Yuno Rech, Nice, août 2023

Traductions ABZE disponibles (PDF) :

A l’aube des temps modernes, Rabelais écrivait à l’attention des futurs savants: “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”. Quatre siècles après, Einstein faisant le bilan de la civilisation moderne fondée sur la science et la technique, avertissait en ces termes les jeunes générations: “Le XXIème Siècle sera un siècle spirituel ou bien, il n’y aura pas de XXIème”. 

Ces deux citations résument assez bien les termes de la crise actuelle dont nous aborderons successivement les aspects, les causes et les remèdes.

Photo : Eric Tchéou

I. – Aspects de la Crise de Notre Civilisation

Ses contradictions sont nombreuses et peuvent se résumer à d’énormes potentialités inutilisées ou gaspillées, et surtout une opposition croissante entre les idées dominantes et la réalité, d’autant plus dangereuse qu’elle est souvent inconsciente. 

  • L’homme, particulièrement dans les sociétés industrielles, ne disposa jamais d’autant de moyens de satisfaction matérielles et culturelles que de nos jours, et cependant il est insatisfait et malheureux.
  • La science n’a jamais été aussi développée, mais l’ignorance par rapport aux problèmes fondamentaux de la vie et de la mort est évidente. Le manque de sagesse de la majorité de la population est évident aussi.
  • La médecine a amélioré ses connaissances et ses techniques mais des maladies graves se développent: maladies mentales, cardiaques, cancers, accidents de toutes natures.
  • L’agronomie est florissante alors que l’environnement se dégrade de plus en plus et que les déserts s’étendent sur la planète.
  • Les sciences historiques s’approfondissent, mais les vraies traditions sont perdues et l’homme demeure sans racines.
  • De nouvelles idéologies ont prétendu apporter la libération totale de l’humanité, sont apparues, mais elles ont créé un nouvel esclavage là où elles ont été appliquées: voir les dictatures communistes qui ont prétendu créer “l’homme nouveau”, à l’ombre des camps de concentration et des dictatures bureaucratiques.
  • La psychanalyse et les psychothérapies sont devenues très sophistiquées dans leur étude de l’esprit humain et du comportement ; mais aucune hygiène mentale préventive n’est enseignée. Il en résulte que le nombre des malades mentaux augmente plus rapidement que le nombre des psychiatres et des hôpitaux. De plus en plus de gens commettent des suicides. Ils sont parfois sauvés par les méthodes modernes de réanimation. Mais ces méthodes réparent les corps comme le garagiste répare un moteur. Cependant la racine du mal du désespoir n’est pas soignée, de sorte que les mêmes personnes font de nouvelles tentatives de suicide. 

La population mondiale s’accroît plus rapidement que les ressources alimentaires et la faim frappe des millions d’êtres humains. Les armes atomiques sont assez puissantes pour faire sauter notre planète et effacer l’humanité de sa place dans l’univers.

En France, nous avons une très belle devise nationale: “Liberté, égalité, fraternité” issue de l’idéalisme de la Révolution Française. En fait dans le monde moderne, il existe, selon les pays, une certaine liberté formelle; mais les gens sont esclaves de leurs désirs artificiels créés par la publicité et la pression de l’environnement social. Le pouvoir bureaucratique et de la technocratie privée et publique limite de plus en plus la liberté individuelle. Les propagandes, les préjugés et les modes intellectuelles empêchent une jeunesse vraiment libre et créatrice d’apparaître. Le conformisme de l’enseignement en est aussi responsable. Dans la vie quotidienne, les individus ne se sentent pas libres. Ils supportent difficilement leurs conditions de vie et leur travail est cause de souffrance.

La vie sociale est une dure bataille causant des frustrations qui engendrent le besoin de compensations pour réduire la souffrance. Mais ces compensations ne sont que des illusions qui créent de nouvelles souffrances.

La société de consommation est tombée dans un cercle vicieux. Nous produisons de moins en moins pour satisfaire les besoins fondamentaux et de plus en plus pour maintenir le niveau d’activité de la machine économique créant du profit, des inégalités et de la pollution. Les travailleurs ont perdu le sentiment positif de l’utilité de leur travail. Perdant sa signification, le travail devient souffrance.

En ce qui concerne l’égalité, elle apparaît comme un mythe, tant du point de vue biologique que du point de vue social. Entre les nations, un abime sépare les pays industrialisés et les pays sous-développés. Or de très grandes inégalités sociales ou internationales peuvent créer de dangereux conflits surtout avec le risque d’utilisation des armes nucléaires.

En ce qui concerne la fraternité l’individualisme et l’égoïsme croissants, accrus par le manque de bonheur et de sagesse, en font un mythe inutile, bien que la fraternité au sens de compassion soit la clé de la solution de beaucoup de difficultés de la vie sociale.

La science qui devrait être source de libération est surtout utilisée pour accroître les profits, le pouvoir et les moyens de destruction. La science aide davantage un esprit prométhéen de conquête de l’univers qu’une volonté de comprendre et de s’harmoniser soi-même avec l’ordre cosmique. Cependant la science moderne conduit à des découvertes sur la structure de la matière et de l’univers qui confirment les intuitions fondamentales du Bouddhisme d’il y a 2500 ans. Les notions d’impermanence, de vacuité, d’interdépendance sont communes à la philosophie Zen et à la physique contemporaine, sans parler de la confirmation psycho-physiologique des bienfaits du zazen.

Cependant Les scientifiques modernes ne tirent pas les conclusions”philosophiques” qu’impliquent d’une certaine manière leurs découvertes et cette lacune constitue une preuve supplémentaire d’une potentialité gaspillée et d’un divorce entre l’idéologie dominante (matérialiste) et la réalité qui est au-delà.

Autre aspect de la crise : démoralisation croissante des jeunes générations qui renonçant à leur rôle de contestation et d’apport d’idées nouvelles, sombrent dans le conformisme morose et la résignation. Plus personne n’ose parler du sens de la vie, du bonheur, de la liberté: ces grandes idées après avoir couvert les murs en Mai 1968, sont tombées dans les poubelles de l’histoire.

A l’Est comme à l’Ouest s’est développée une civilisation de masse au détriment de la seule réalité humaine : l’individu libre et épanoui. Aussi l’éducation est surtout orientée vers la création de techniciens et d’administrateurs de l’énorme machine sociale. Alors que la vraie science et la véritable éducation devraient avant tout tendre à une meilleure compréhension de la vraie nature de l’homme et de l’univers de façon à permettre le vrai bonheur fondé sur l’harmonie du comportement humain avec la réalité ultime du cosmos. L’éducation devrait tendre à restaurer l’équilibre du corps et de l’esprit, et du cerveau lui-même.

II. – Alors Pourquoi cet échec, pourquoi toutes ces erreurs?

Pourquoi avec tant de moyens matériels et intellectuels, l’homme ne peut-il pas échapper à cette malédiction qui plane sur lui. Durant l’antiquité, l’homme croyait que cette fatalité était ordonnée par les Dieux. Mais Prométhée tenta de libérer l’humanité en volant le feu aux dieux. Il fut sévèrement puni et devint le symbole de notre civilisation technologique. Avec le Christianisme fut introduit le mythe du péché originel d’orgueil et de désir de savoir et de puissance.

Ce mythe a entraîné ce qu’on appelle l’obscurantisme du moyen âge. La science était condamnée. La spiritualité se développait mais était limitée par un fort dogmatisme. Cette situation parut absurde aux humanistes de la Renaissance. Ils ont restauré la primauté de la raison, de la science et de la technique. Mais ils n’ont cru pouvoir le faire par la suite qu’en rejetant la spiritualité (au XVIIIème Siècle dit des “lumières”).

Prométhée faisait un retour en force, mais son attitude passionnée qui l’avait fait condamner dans la Mythologie, conduisit aussi au malheur de l’humanité actuelle.

L’opposition entre science et religion, entraînant le rejet de celle-ci au profit du matérialisme, nous paraît une cause importante de la crise actuelle. Il faut espérer que. le XXIème Siècle verra la réconciliation de ces deux conceptions opposées.

L’accumulation des déceptions crée la démoralisation actuelle. Les mythes s’effondrent et rien ne vient remplacer les idées fausses auxquelles les hommes étaient attachés. On crut libérer l homme en tuant Dieu. Mais le “Dieu est mort” annonça un siècle, le XXe, où la tyrannie fit le plus de ravages. Nous devons dire que sur le cadavre de Dieu, l’homme a créé de nouvelles idoles bien plus dangereuses car l’homme apparaît comme étant souvent le pire ennemi de l’homme. “L’homme est un loup pour l’homme”, disait Hobbes. La mort de Dieu fut l’origine annoncée par Nietzsche du grand bouleversement des valeurs morales et philosophiques qui conduisit au nihilisme du XXe Siècle.

Autrefois l’homme avait été nié au profit de Dieu. Puis Dieu fut nié au profit de l’homme. En fait l’homme avait créé une fausse image de Dieu: il avait imaginé Dieu comme un pur noumène; une essence absolue, dont lui, le petit homme était privé et qu’il tentait de conquérir. Un fossé se créa entre le créateur et ses créatures déchues à cause du péché originel. Ce dualisme absolu entre l’homme et la divinité a fait de toute recherche spirituelle une tentative vouée à l’échec. Et l’homme se fatigua de l’obstacle qu’il avait créé lui-même. Il préféra le détruire. Mais cet obstacle était dû à une mauvaise compréhension.

Finalement l’homme décida de tuer Dieu. Mais la liberté ne réapparut pas pour autant car l’image erronée de Dieu est demeurée comme un archétype dans l’inconscient collectif humain : ainsi l’homme voulut-il devenir une sorte de Dieu, il voulut obtenir un noumène absolu. Mais la liberté fondamentale et l’impermanence radicale (Mujo) s’opposaient à ce projet téméraire qui niait la loi fondamentale de l’ordre cosmique.

A. Malraux disait “La mort est ce qui transforme la vie en destin” Cette philosophie existentialiste qui s’appelle aussi philosophie de l’absurde, était bel et bien absurde elle-même. Confondant le karma et l’essence du vrai dharma, c’est à dire KU, la vacuité, elle voulut faire du karma l’ultime réalité. Aussi l’homme fut-il réduit à sa biographie. On pensa que la mort faisait de l’homme un absolu, comme Dieu. Cette philosophie augmenta la souffrance morale de l’homme à cause de son absurdité. N’ayant pas rencontré la vérité cosmique fondamentale, l’homme ne pouvait que devenir compliqué et plein d’illusions. Ignorant sa vraie nature, ressentant un manque et une insatisfaction, l’homme ne put que rechercher des compensations, qui peuvent être matérielles, intellectuelles ou spirituelles mais qui n’ont fait qu’accroître l’illusion et la souffrance. En tout l’homme ne voit que les branches sans jamais saisir la racine. Il prend les moyens matériels mis en œuvre pour une fin en soi. Il ne voit pas ce que la science matérialiste comporte de profond message spirituel, si on sait aller jusqu’au bout de ses analyses.

La médecine et les psychothérapies, au lieu de créer une sagesse du corps et de l’esprit, ne font que guérir tant bien que mal les maladies qui sont en fait la transposition d’un malaise spirituel profond.

L’organisation économique devient précaire parce qu’elle a été constituée comme un but en soi au lieu d’être un moyen pour l’épanouissement de l’homme.

Photo : Eric Tchéou

III. – Que peut-on penser de l’avenir de notre civilisation ? Quels remèdes envisager aux maux présents?

En fait Dieu n’est pas mort car Dieu ne peut pas mourir. L’ordre cosmique ne meurt jamais. Ce qui est mort, c’est seulement une illusion humaine au sujet de Dieu. Nous devons trouver le vrai Dieu au-delà des conceptions étroites de notre cerveau frontal en créant une vraie conscience, corps et esprit unifiés.

Il en est de même pour la morale : les vraies valeurs morales ne sont pas détruites. Elles sont juste recouvertes comme un feu par les cendres. Nous devons les retrouver en nous-mêmes, en comprenant la vraie voie et la vraie nature de l’ego.

A partir de cette expérience vécue, de vraies valeurs morales peuvent apparaître qui créeront de nouvelles relations humaines basées sur l’amour et non l’égoïsme. C’est pourquoi, nous pouvons être optimistes : rien n’est mort, rien n’est détruit. La vérité n’est que recouverte par des illusions accumulées. Une véritable éducation doit balayer ces illusions et faire briller la vérité de nouveau.

Cette éducation doit être pratique du corps et de l’esprit, et du comportement dans la vie quotidienne.

Nous devons créer une voie du milieu, une voie sans impasse, au-delà des contradictions et jeter un pont entre passé et avenir, matériel et spirituel, orient et occident. Gardons-nous d’assimiler occident et matérialisme, et orient et spiritualisme : le courant est plutôt en train de se renverser. Cette grande synthèse ne sera pas créée par des intellectuels utilisant le savoir livresque; mais par des gens qui seront capables de trouver en eux-mêmes la vérité fondamentale de la condition humaine et du cosmos. Ces hommes auront la sagesse de vivre en harmonie avec cette vérité redécouverte et profondément expérimentée.

La vraie essence de la religion est de permettre à l’homme de retrouver son unité intérieure et l’unité du soi et du cosmos. La religion ne doit plus être considérée comme un abri pour les faibles qui cherchent un espoir d’une vie meilleure dans l’au-delà. La vraie religion, ce n’est pas s’échapper de ce monde. C’est la vraie compréhension de notre relation avec le cosmos.

C’est essentiellement une pratique et non une foi aveugle. 

Qu’est-ce que la vraie Voie ? Dogen a dit: “Le Zen c’est zazen. Zazen, c’est s’étudier soi-même. S’étudier soi-même, c’est s’abandonner soi-même et être certifié par l’ordre cosmique”.

Une telle voie ne peut pas être tracée. Elle n’existe pas dans les livres. C’est seulement une question de pratique quotidienne : zazen, samu, le don fuse), patience (ninniku), moralité (kai),  concentration (samadhi), sagesse (hannya) et compassion (jishi). C’est la pratique de la vraie méditation.

Quelle est la racine de la sagesse et de la compassion ? C’est la pratique de zazen qui est la réalisation de la vraie compréhension conduisant à la plus haute liberté, la liberté du grand bodhisattva Avalokitesvara, qui par sa grande sagesse, peut aider tous les êtres vivants et qui souffrent.

Nous avons besoin de l’actualisation de l’idéal du bodhisattva, et donc de la pratique quotidienne de la méditation (zazen). Par le zazen, on peut réaliser la métamorphose du corps et de l’esprit. Réaliser la vraie liberté revient à libérer aussi les autres par influence mutuelle. Il est nécessaire de commencer par ici et maintenant. L’humanité n’a que trop souffert des idéologies qui promettaient le bonheur pour plus tard, pour les futures générations. Beaucoup de générations ont été sacrifiées Et le futur tarde toujours à s’actualiser !

Ce que nous proposons aux générations présentes et futures, c’est de faire une véritable révolution intérieure. Changer de mode de penser. Cesser d’utiliser seulement le cerveau frontal pour penser avec le cerveau central aussi et avec le corps tout entier.

L’homme doit cesser de rechercher la vérité dans les idéologies, les systèmes et les modes. Il faut trouver sa propre vérité en soi-même et par soi-même. Ceci requiert la Foi : Foi dans la Voie, Foi dans la vérité cosmique en soi-même et autour de soi. Cette vérité attend d’être révélée, actualisée. Comment est-ce possible ?

Par une véritable éducation, par une vraie pratique et par une vraie concentration, zazen.

L’homme n’est ni ange ni démon. Le monde n’est ni bon ni mauvais. Il est ce qu’il est. Mais il est aussi ce que nous en faisons. Abandonner les barrières de nos illusions et de notre aveuglement, cela est la condition de notre salut. La vérité fondamentale doit être rétablie. Sinon l’homme ira de frustration en compensations. Et cette escalade amènera sûrement une catastrophe.

Déjà beaucoup de signes de renouveau spirituel apparaissent et en même temps de nouvelles idéologies comme le marxisme voient décroître leur influence. Cette évolution dépend de nous tous. Nous devons être de vrais bodhisattvas.

Décrire aujourd’hui les effets futurs d’une vraie pratique conduirait à une utopie. Mais une telle révolution est déjà en route. Elle se développera avec la conscience d’un grand nombre de personnes qui souffrent de plus en plus des impasses de la civilisation moderne. Nous le constatons chaque jour par l’intérêt croissant soulevé en Europe et au-delà par l’enseignement du zen de Maître Deshimaru et de ses successeurs.

Ayant résolu leurs contradictions internes par l’éducation et la méditation justes, les hommes peuvent abandonner leur armure de compensations. Ils peuvent alors vivre librement, naturellement, sans chercher à compenser artificiellement leurs propres insuffisances par de pauvres satisfactions. Ainsi l’égoïsme, l’individualisme, la recherche du pouvoir et de la richesse pourront décroître. Une meilleure compréhension de soi-même conduit à une meilleure compréhension des autres et à plus de tolérance.

De l’acceptation de soi-même naît l’acceptation des autres avec le vrai respect et la vraie liberté. Avec ce changement de mentalité et de comportement, les hommes peuvent trouver le vrai sens de leur activité et se concentrer sur des travaux utiles considérés comme un service rendu aux autres.

On peut attendre une évolution progressive d’une économie de profit à une économie de service (samu). On peut attendre une éducation de l’homme total en vue de développer tout son potentiel et non pas seulement sa capacité d’homme économique.

De la paix profonde des esprits, on peut attendre une réduction des tensions sociales et des conflits internationaux. Une plus forte fraternité et compassion devrait aider à réduire les injustices et les inégalités comme le sous-développement économique.

La relation de l’homme à la nature sera radicalement changée. La nature ne sera plus une ennemie à dominer et à exploiter, mais devra être respectée et aimée. La compréhension de l’unité de l’homme et du cosmos est la racine du véritable amour de la nature, notre nature propre et la nature qui nous entoure.

Une telle utopie ne peut se réaliser que par le grand bouleversement de la révolution intérieure qui signifie :

retrouver l’unité du corps et de l’esprit, de l’ego et du cosmos, dans la pratique du zazen ici et maintenant.

Ceci est l’actualisation de la conscience juste : HISHIRYO, penser avec le corps, penser du tréfonds de la non-pensée.