Traductions ABZE disponibles (PDF) :
Par Roland Yuno Rech à la Sesshin des Pyrénées en 2015 (France)
Pendant zazen si on n’est pas toujours parfaitement concentré on s’aperçoit que lorsque l’on se laisse entraîner par les pensées ou les émotions notre esprit change et on transmigre littéralement d’un monde de l’esprit à l’autre en fonction des attachements du moment. Parfois on peut être assailli par des pensées négatives de souffrances morales et se sentir littéralement en enfer, dans une impasse, désespéré, mais curieusement ça passe. D’autres pensées viennent, d’autres émotions, peut-être dominées par nos appétits pour la nourriture, le sexe, les fantasmes surgissent éventuellement. Puis à un autre moment nos préoccupations professionnelles, de famille, nous viennent à l’esprit. Et ainsi au cours d’un zazen on peut traverser les six chemins de transmigrations. Passer de l’état infernal à l’état paradisiaque en passant par l’état animal, humain, agressif parfois, lorsque l’on est en colère.
Mais à ce moment-là on peut réaliser un aspect de l’éveil de Bouddha qu’il a exprimé peu après son Éveil, à savoir que les êtres humains renaissent constamment en fonction de leur karma, c’est-à-dire des actions qui ont été déterminées par leurs bonno, leurs illusions, leurs attachements. Lorsqu’il a exprimé cela le Bouddha n’a pas demandé à ses disciples de le croire, il a exprimé son expérience, ce qu’il avait vécu. Pour lui cela avait une grande valeur de vérité, et pour beaucoup de ses disciples aussi.
Pour nous, c’est moins évident car nous ne pensons pas tellement en terme de renaissances, ce n’est pas dans notre culture, dans nos archétypes. Quoiqu’il en soit, le point essentiel de l’éveil du Bouddha c’est de comprendre le conditionnement. C’est à dire que nous n’existons pas d’une manière permanente, que l’état de notre corps et notre conscience est un état conditionné, qu’il dépend donc de nos fabrications mentales, de nos pensées, de nos attachements et que sans même penser à l’avant naissance ou l’après mort, lorsque l’on regarde le film de notre vie on voit bien comment on traverse des états très différents.
Par rapport à cette transmigration incessante dans cette vie, qui en fait un samsara alors qu’elle pourrait être nirvana, la seule concentration en zazen n’est pas suffisante. L’Éveil du Bouddha a une composante très importante qui est la compréhension profonde de la causalité qui résulte d’une observation attentive de comment les choses apparaissent et disparaissent. On peut en prendre conscience en zazen mais aussi en étant toujours pleinement conscient dans la vie quotidienne de ce qui se passe et comment ça se passe, surtout dans notre propre corps et notre esprit, dans notre interdépendance avec les autres et avec l’environnement.
Le fait que nos états d’esprit, et donc l’univers mental dans lequel nous vivons, soient conditionnés ne veut pas dire que l’on n’a aucune liberté, au contraire. Plus on comprend comment nous sommes conditionnés par nos propres attitudes, nos propres pensées, plus on peut agir pour se libérer en lâchant prise à chaque instant.. Car sinon, la pratique de zazen serait simplement une parenthèse, un intermède heureux, tranquille, dans une vie agitée, douloureuse.
Zazen n’est pas une aire de repos sur l’autoroute. Zazen doit pouvoir être vraiment une pratique d’éveil et de réalisation. Pour cela il faut donc l’élément de compréhension profonde : Prajna.
Ce qui conditionne nos différents états d’esprits, c’est l’attachement à cette construction mentale qu’on appelle l’ego. Il ne s’agit pas de le combattre mais de le comprendre. Par quelle bévue en vient-on à prendre pour permanent et substantiel quelque chose qui ne l’est pas ? Si on a tendance à adopter cette croyance en un ego permanent et substantiel c’est parce que l’on a peur du vide, de n’être rien, alors on se construit une identité, on s’identifie à toutes sortes de choses, d’expériences, on se dit ça, c’est moi. Moi, je suis quelqu’un comme ceci, comme cela, avec telle ou telle caractéristique. On a tendance à se figer ainsi, comme se transformer en statue, et ce serait tout au plus, une statue de sel qui fondrait à la première averse.
La pratique du zazen éveillée comme celle du Bouddha Shakyamuni consiste à changer radicalement de point de vue : accepter la réalité de l’absence d’un ego fixe et permanent. Mais au lieu d’y voir quelque chose de négatif, de regrettable, comprendre que l’accepter est la porte de la libération, car c’est ce qui nous permet de nous harmoniser avec la réalité avec ce que l’on appelle parfois l’ordre cosmique ou bien le Dharma. Et au lieu d’être enfermé dans quelque chose d’artificiel, d’étroit, de pouvoir respirer et vivre la vraie vie, qui est d’être en harmonie avec tout l’univers. Cela facilite grandement le lâcher prise, pas seulement pendant la parenthèse que dure le temps d’un zazen mais constamment dans tous les moments et les circonstances de la vie quotidienne. Et ce lâcher prise est d’autant plus facilité que l’on réalise qu’au fond il n’y a rien à lâcher, tout ce à quoi on s’accroche n’est rien de substantiel, c’est tout.
Rien n’est pas un néant mais tout au contraire la vie totale, la vie en totale relation d’interdépendance avec tous les êtres, qui nous fait sortir radicalement de notre enfermement, de notre solitude. On y perd quelques fausses protections mais on y gagne une grande libération. Plus besoin de gaspiller de l’énergie dans des systèmes de défenses. Notre esprit retrouve sa véritable fluidité naturelle, sa capacité à littéralement surfer sur les vagues et surtout à ne pas stagner sur une position. De pouvoir facilement et rapidement se mettre à la place de quelqu’un d’autre, ou même d’un animal, un arbre, une montagne, vivre réellement cette unité avec tous les êtres. A ce moment-là, il n’y a plus d’opposition entre ce que l’on appelle le samsara, c’est à dire cette vie de transmigration dans des états conditionnés et souvent douloureux et ce que l’on appelle le nirvana. Car le nirvana n’est pas un lieu éloigné, un au-delà, c’est juste un autre état de conscience dans lequel les poisons de l’avidité, de la haine, de l’ignorance ont été dissous.
Ce qui empoisonne tout c’est l’ignorance, c’est à dire le non-éveil. Donc laissez-vous éclairer, illuminer par zazen et laissez cette ignorance parfois volontaire se dissiper. Ayez tout à fait confiance. C’est le message du Bouddha, que cela est possible pour absolument tout le monde. Il n’y a pas besoin d’être un être d’exception pour ça. Il faut simplement avoir le courage et la patience de regarder en soi même, et de se laisser éveiller par la vérité.