Pratiquer avec le corps et l’esprit

Si on ne ressent pas soi-même la tristesse de l’impermanence, on ne peut pas comprendre ce qui fait souffrir les autres. La ressentir n’est pas un obstacle, n’est pas quelque chose que l’on devrait regretter ou éliminer mais au contraire une chance d’ouvrir son esprit et son cœur, ce qui contribue à développer l’esprit d’éveil. L’esprit d’éveil n’est pas seulement une aspiration à s’éveiller, c’est aussi ressentir le vœu sincère d’aider tous les êtres à résoudre les souffrances liées à l’impermanence en partageant la pratique ensemble. Lorsqu’on pratique zazen, on rentre en résonnance avec la Voie. Alors, tout contribue au développement de l’esprit d’éveil. Et naturellement, on veut prendre refuge dans la grande voie des bouddhas et des patriarches, en s’engageant profondément dans la pratique qu’ils ont transmise. Rien ne nous paraît plus important.

C’est ce que l’on expérimente pendant une sesshin, où l’on devient profondément intime avec l’esprit. C’est ce que signifie le mot sesshin. « Setsu » veut dire « toucher, devenir un avec, devenir intime.» Mais en même temps, on réalise que cet esprit est insaisissable.

Autrement dit, on devient intime avec le caractère insaisissable de notre esprit, ce qui nous aide à lâcher prise par rapport à nos attachements, à nos illusions, quand on perçoit qu’elles sont elles-mêmes sans substance.

Cependant dans le zen, il y a un enseignement qui dit que les Trois mondes sont seulement esprit. Ces Trois mondes sont à la fois le monde du passé, du présent et du futur mais aussi ce que l’on appelle le monde des désirs, le monde des formes et le monde sans forme. Dire que ces Trois mondes sont seulement esprit traduit l’intuition du fait que ces mondes dans lesquels nous vivons n’ont pas de réalité propre, substantielle. L’expérience qu’on en a dépend de notre état d’esprit. Dire qu’ils sont seulement esprit signifie que l’on ne peut pas saisir leur réalité propre. Tout ce que l’on peut percevoir est ce que notre esprit est capable de percevoir. Le monde en soi reste au-delà de toute saisie possible.

Ce que l’on appelle la réalité telle qu’elle est, c’est-à-dire au-delà de ce que l’on peut en penser, demeure mystérieuse. Aussi, ce que l’on appelle les Trois mondes, ce sont les mondes de l’illusion, le monde tel qu’il est perçu par l’être non éveillé. Par exemple, lorsque l’on parle du monde passé, et que l’on pense au passé, on pense à quelque chose qui n’existe plus, qui est devenu complètement insaisissable. Et pourtant, on souffre souvent à propos du passé. On devient souvent mélancolique à propos du passé qui ne reviendra jamais, du temps où existaient des êtres que l’on aimait qui ne sont plus là. Le monde futur n’existe pas encore. Il est seulement constitué de nos projections mentales, qui sont elles-mêmes conditionnées par nos désirs et nos craintes. Souvent on souffre et on s’inquiète à propos de l’avenir comme si c’était la réalité alors que ce n’est qu’un rêve. D’autres fois, lorsqu’on a un grand désir par rapport à un événement futur que l’on attend, on est plein d’espoir, cela nous rend parfois heureux mais cela nous fait oublier de vivre ici et maintenant. On est comme absent, perdu dans ses rêves.

Alors, évidemment, la sagesse, c’est de vivre ici et maintenant. Mais même ici et maintenant est insaisissable. Il est n’est constitué que de l’apparition et de la disparition rapide de tous les phénomènes. L’extrême pointe de l’instant présent est un phénomène extrêmement fugitif, comme l’écume sur la crête d’une vague.

Quoi qu’il en soit, notre manière de ressentir et de vivre ces trois mondes, toutes les pensées, les émotions, les sentiments que l’on peut ressentir à leur sujet dépendent entièrement de notre état d’esprit. Si notre esprit est agité par la haine, la jalousie, l’envie, les Trois mondes deviennent un enfer. Si notre esprit est libéré de ces poisons que sont la haine et l’avidité, alors ces Trois mondes deviennent mondes de paix, nirvana. Parfois, on décrit les Trois mondes sous les termes « mondes des désirs, mondes des formes et mondes sans forme ».

Le monde des désirs, c’est le monde ordinaire, de la vie quotidienne, dans lequel en général on s’efforce de poursuivre et de s’approprier ce que l’on aime, ou bien on essaie de fuir, d’éviter, de rejeter ce que l’on n’aime pas. C’est la raison pour laquelle on est souvent fatigué dans ce monde des désirs, toujours sous tension, toujours tendu par l’avidité et la peur. Lorsqu’on s’assoit en zazen, on peut réaliser que ce monde des désirs est un monde imaginaire, seulement le produit de nos fabrications mentales. Un monde limité par notre esprit de discrimination.

Eventuellement, on peut expérimenter alors le monde des formes, que l’on appelle parfois le monde des formes pures, c’est-à-dire le monde dans lequel on ne projette plus nos émotions, nos désirs, nos aversions sur les formes. Alors on prend cela parfois pour nirvana. Mais ce monde des formes pures est conditionné par notre méditation. La plupart du temps, lorsque l’on quitte le zazen, on retombe dans le monde des désirs et des aversions. Alors, à cause de cela, il arrive que l’on aspire au monde sans forme, le monde de la vacuité. Certaines sortes de méditations bouddhistes aident à réaliser ce monde sans forme, en se concentrant sur la vacuité de toutes les formes. Mais l’état d’esprit qui résulte de cette méditation est également conditionné par la méditation.

Même le monde sans forme n’est pas le véritable nirvana, seulement un état de conscience impermanent, un de ces Trois mondes qui ne sont qu’esprit. Si on réalise cela intimement, alors il ne se produit plus aucun attachement pour aucun des trois mondes. Notre esprit se trouve instantanément libéré des trois mondes qui ne sont que le produit de nos constructions mentales. Alors, on peut aller librement dans le monde et réaliser que la voie existe partout, pas dans un lieu spécial, pas dans état d’esprit spécial mais dans la pratique de lâcher d’avec toutes nos illusions à chaque instant. Et tous les phénomènes que rencontrons nous y invitent. C’est la fin de notre errance, le véritable henzan, l’aboutissement du pèlerinage en quête de la voie.

La voie existe partout et il n’y a aucune porte à franchir pour y pénétrer. Il suffit simplement de s’asseoir.