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Roland Yuno Rech à Pégomas, 2018 (France)
Question : Comment faire pour concrètement pénétrer l’existence dans notre vie de tous les jours ? Il y a des choses qu’on voudrait changer dans sa vie et si finalement, cela ne se passe pas comme ça, est-ce que c’est accepter ce qui est, ou est-ce que c’est une résignation ?
Roland Yuno Rech : Non, le zen, l’enseignement du Bouddha n’est pas un enseignement de résignation. C’est accepter la réalité telle qu’elle est dans l’instant. Mais à partir de la compréhension de ce qu’il en est réellement profondément de l’existence, le désir de partager cet éveil, cette libération avec tous les êtres apparaît. Donc c’est cela le véritable changement auquel aspirent les bodhisattva. Ce n’est pas la résignation à l’illusion éternelle. C’est justement parce que toute chose qui apparaît est impermanente que nos attachements, nos illusions peuvent aussi disparaître et faire place à l’éveil, à condition d’avoir une attitude d’esprit juste, de ne pas détester ce qui est, au profit du désir d’autre chose.
On ne déteste pas les illusions, on pénètre leur véritable nature et le simple fait de comprendre la nature de l’illusion est éveil. Donc il n’y a pas de résignation mais il y a une transformation à partir de la vision juste. C’est cela l’enseignement du bouddhisme, c’est le premier embranchement de l’octuple sentier : la vision juste. S’il n’y avait pas de changement possible, s’il fallait se résigner à l’éternelle illusion, Bouddha et tous les maîtres de la transmission ne se seraient pas donnés la peine de transmettre la pratique et l’enseignement.
On peut faire l’expérience que notre regard, notre manière d’être dans la vie changent. Cela dépend de notre état de conscience d’instant en instant. Quand on est très attaché à quelque chose et que cela nous fait souffrir parce qu’on ne réussit pas à l’obtenir, on peut se demander : « Mais qu’est-ce que c’est que cette chose que je veux tellement obtenir ? ». La question fondamentale est de questionner le « qu’est-ce que c’est ? ». C’est la question de la véritable nature des phénomènes à chaque instant. Et cet éclairage sur la nature des phénomènes qui nous constituent, avec lesquels nous vivons, transforme notre relation avec ces phénomènes et donc nous libère des attachements et des attitudes de rejet qui nous font souffrir.
Voilà ce n’est pas de la résignation, ce n’est pas non plus du volontarisme, c’est entre les deux, c’est subtil. En fait, ce qui réalise cela, ce n’est pas notre ego, ce n’est pas notre volonté personnelle. Cette transformation subtile est réalisée par le zazen lui-même, au-delà de nous-mêmes, au-delà de notre conscience personnelle.
Si l’on veut résoudre le problème de la vie et mort par le mental, la conscience personnelle, on a toutes les chances de continuer à entretenir des attachements, ne seraient-ce que des attachements intellectuels à une compréhension limitée. Zazen est vraiment ce qui nous entraîne au-delà du par-delà de tout attachement, de toute stagnation et que le mental ordinaire ne peut pas réaliser.
J’ai souvent cité cette parole de Maître Eno à propos du salut disait alors qu’il était un grand bodhisattva : « Moi, Eno, je ne peux sauver personne, c’est la nature de bouddha de chacun qui nous sauve. » Toute la question est d’entrer en contact avec cette véritable nature qui est toujours proche et qui nous constitue. Cette nature est mujo, elle est apparition, disparition.
Alors souvent les religieux concèdent que cette existence est faite d’impermanence mais pensent qu’il y a quelque chose d’éternel au-delà, et c’est à cette chose éternelle que l’on essaye d’accéder. Alors que dans la pratique de la Voie de Bouddha, on réalise véritablement l’impermanence comme impermanence, comme ultime réalité. L’éveil est impermanent, il est l’impermanence elle-même.
Mais cela, c’est justement ce que la plupart des gens ne peuvent pas comprendre parce que la construction de l’ego va à l’encontre de cela. On essaye d’échapper à cela parce qu’on n’accepte pas. Alors c’est l’attitude non éveillée, qui provoque toutes sortes de souffrances. Et comme on ne peut pas s’en libérer volontairement avec le mental, on s’en remet à zazen qui transforme notre vision illusoire et en vision éveillée. Pas seulement « vision », ce n’est pas seulement une question de voir mais une manière d’être, de fonctionner.
La plupart des gens pensent à l’ego, au « moi » comme étant quelque chose, une substance, un être : ma personnalité, mon ego, le mien, mon moi… C’est un mode de pensée très substantialiste, complètement à l’opposé du Dharma de Bouddha.
Dans l’enseignement du Bouddha, on ne s’attache à aucun concept, aucune notion mais on apprend à vivre en harmonie avec ce qui est. C’est une question de fonctionnement différent. On transforme notre manière de fonctionner et de penser en intégrant le fait qu’il n’y a rien que l’on puisse saisir ou sur quoi l’on peut demeurer.
Donc on peut dire que l’alpha et l’oméga de l’enseignement du Bouddha c’est le lâcher-prise : shin jin datsu raku, c’est la véritable nature de l’éveil. Alors cela c’est très concret. Tu disais : « concrètement ». Concrètement, on peut vivre cela à chaque instant. Cela ce n’est pas de la métaphysique, c’est la pure réalité. Tout nous montre cela constamment.
Parfois on dit « être comme obstrué par le Dharma » c’est-à-dire que de quelque côté que l’on se tourne, on ne rencontre que le Dharma, on ne peut pas y échapper. Tout nous l’enseigne et nous le rappelle, à condition d’ouvrir l’œil, l’œil de sagesse qui voit la réalité comme elle est. Et non pas comme nos illusions nous portent à l’interpréter.
Crédit image : Christian Gaudin aka Kokon