Tout à l’heure, je parlais des Quatre Pratiques du bodhisattva en dehors des paramita : le don en premier, les paroles d’amour, le fait de rendre service et enfin doji, le fait de ne jamais se séparer des autres. Cela aussi est une pratique extrêmement importante. Dans les voies de méditation, on a souvent tendance à considérer que la solitude est une bonne chose, qu’il faut se recueillir et donc se couper de l’interdépendance avec les autres. Il y a un certain nombre de méditants qui aiment bien se retirer dans les montagnes, des grottes ou même dans un monastère, et donc en se coupant de la vie sociale. Maître Deshimaru et tous les maîtres ont prêché au contraire le fait de partager la vie de tout le monde, notamment dans le bouddhisme du Grand Véhicule.
A ce propos et comme vous le savez, il y a trois Véhicules : le Theravada, qui a été qualifié de manière un peu péjorative de « Petit Véhicule », parce que la priorité des pratiquants de ce Petit Véhicule, notamment en Inde et dans tout l’est asiatique, est de se sauver soi-même, d’assurer son propre salut. Ce salut consiste à ne plus renaître dans ce monde, parce que dans le monde dans lequel nous vivons, on va rencontrer tôt ou tard de la souffrance (maladie, vieillesse et mort), ne pas obtenir ce qu’on désire, perdre ce qu’on aime et que ce sont des causes, des formes de souffrance.
Il y a un aspect du bouddhisme du Petit Véhicule dans lequel on constate tout le contraire du don : c’est “le sauve qui peut”, c’est vouloir échapper à la souffrance. Alors que dans le Grand Véhicule qui est apparu au 1er siècle avant JC, un bon nombre de bouddhistes ont heureusement pris conscience de l’absurdité de cette attitude. Le vrai sens de l’enseignement de Bouddha est au contraire de venir en aide à tous les êtres, comme il l’a fait lui-même. Bouddha était avant tout un bodhisattva et le bodhisattva est avant tout un pratiquant du don, du fuse. Donc, à partir du 1er siècle avant JC, il y a eu ce grand essor du bouddhisme du Grand Véhicule où le don vient véritablement en premier.
Evidemment, Dogen rappelle dans le Shishobo d’autres pratiques que le don à proprement parler, dont les paroles d’amour, rendre service et ne pas se séparer des autres et c’est à cela que je voulais revenir. Ne pas se séparer des autres, mais au contraire partager la condition de tous les êtres. Ce partage est aussi une forme de pratique du don. Le fait de vivre en société au lieu de se retirer dans la montagne, c’est vraiment se donner à la vie sociale, à la vie avec les autres et prendre toutes les occasions que nous rencontrons de rendre service et d’aider les autres. C’est pour cela que le zen a toujours été une pratique avec les autres et pour les autres, et donc dans le monde social, un monde où on ne se sépare pas de l’environnement.
Et je dirais même plus, maintenant que l’on a pris conscience de l’importance de protéger la vie sur cette planète, c’est vivre d’une manière écologique. L’écologie dans son ensemble est une pratique du don. Protéger tous les êtres vivants, non seulement les humains, mais aussi les animaux, les plantes, l’air que nous respirons, tout cela est une forme de pratique du don qui, dans la vie ordinaire, est très respectable, parce que c’est protéger les conditions de la continuation de la vie de cette planète. Mais dans la pratique du zen, c’est plus que protéger, c’est exprimer, vivre l’essence même de l’éveil qui est de se sentir en unité avec tous les êtres et c’est l’actualiser autant que l’on peut le faire, dans tous les moments de la vie quotidienne.
Dans le don, il y a ces deux aspects : c’est une pratique qui permet de renoncer en abandonnant l’avidité comme l’un des poisons (comme vous le savez, les trois poisons sont l’avidité, la haine et l’ignorance : ils résument l’essence de toutes les causes de souffrance) et donc la pratique du don est l’abandon de l’avidité. C’est la raison pour laquelle le don est toujours mis en premier dans la pratique. Mais en même temps, il est aussi l’actualisation de l’éveil. Il y a les deux aspects : donner exprime l’éveil et donner permet aussi de s’éveiller, de renouveler constamment notre éveil. Cela joue dans les deux sens.
Question 1 : En parlant du Petit Véhicule, vous avez dit : “L’idée est d’éviter de renaître à cause de la souffrance”. C’est-à-dire ?
RYR : Oui, c’est-à-dire chercher à en finir avec cette vie sur terre en gagnant le nirvana qui est l’extinction de la souffrance. La cause de la souffrance est que nous vivons dans ce monde et donc, pour les gens du « Petit Véhicule », il y a cette idée que la pratique du bouddhisme a pour but d’atteindre le nirvana, nirvana par lequel on ne revient plus dans ce monde. Dans le bouddhisme, on croit en général aux renaissances. Dans le zen, l’histoire des renaissances n’est pas tellement importante. On peut en parler et en faire l’objet d’un autre enseignement, mais ce n’est pas fondamental. Dans le zen, on est ici et maintenant. On ne se préoccupe pas des renaissances, bien qu’on ne les nie pas et qu’on ne les rejette pas. Par rapport au don, au contraire, le fait d’accepter de renaître est une attitude fondamentale du don, parce que cela veut dire que, d’existence en existence, on va dédier ce corps et cette énergie qui est la nôtre pour venir en aide à tous les êtres. Donc c’est le don fondamental : on fait le don de notre propre vie.