Question 2 : Moi, j’aimerais bien parfois me retirer dans une grotte. Est-ce qu’on doit se forcer à aller au dojo si on n’a pas envie d’aller au dojo ? J’en ai marre de rendre service, j’ai l’impression d’être une serpillière.
RYR : Oui, je pense qu’il faut se forcer et faire un effort pour venir au dojo. On parlait des six paramita dont la première est le don et la deuxième les préceptes. Or la troisième, c’est justement l’effort, l’effort en tant qu’énergie que l’on met pour la pratique, notamment la pratique avec les autres. Évidemment, se lever le matin et s’asseoir sur son zafu dans sa chambre, puis vaquer à ses occupations, c’est beaucoup plus facile que de prendre les transports en commun ou de venir à pied jusqu’au dojo pour pratiquer. Donc, il y a un effort très net et cet effort est lié au don que l’on fait de notre temps, de notre énergie, pour créer une atmosphère forte dans le dojo.
Quant à l’impression d’être une serpillière, oui, on passe la serpillière pour faire le nettoyage, mais on n’est pas soi-même la serpillière, on est celui qui fait le samu. Mais le samu ne doit pas devenir un objet d’exploitation. Ici par exemple, on fait samu deux fois par semaine et pendant un quart d’heure, ce qui est peu comparé au fait qu’on passe une heure et demie au dojo. La chose la plus importante, c’est que le fait de faire samu est aussi un cadeau pour soi-même, car c’est le fait de se donner la possibilité de rendre service à une communauté et c’est donc un cadeau.
Je pense la même chose, comme je l’ai dit tout à l’heure, par rapport au travail. On peut dire que si on va travailler, on va être exploité. Et c’est vrai d’une certaine manière, parce qu’il y aura des gens qui vont tirer profit de notre travail (mais pas toujours, parce qu’il y a des travaux qui ne rapportent pas un profit personnel aux employeurs, comme le service public, par exemple, les administrations, etc.) Mais le fait de travailler est en lui-même une source de satisfaction. Bien sûr, il y a des travaux qui sont frustrants : on les fait pour gagner sa vie, mais si on pouvait, on ferait autre chose. Mais justement, le fait de considérer son travail comme un samu transforme la relation au travail. Cela fait que ce qui peut avoir de frustrant dans le travail, le fait de faire quelque chose qui n’est pas intéressant, de perdre son temps et son énergie alors que l’on pourrait faire quelque chose de beaucoup mieux, ce fait est annulé du coup, est transformé, parce qu’on se dit que le travail qu’on fait est une pratique du don. Selon l’état d’esprit qu’on a en le faisant, le travail peut être vécu comme une chose heureuse parce que – justement – c’est une pratique du don.
Par rapport aussi au problème actuel du Covid, je pense que là, il y a beaucoup d’occasions de pratiquer. Prendre soin des autres, respecter tous les “gestes barrières” par exemple, c’est aussi une pratique du don. Faire très attention aux autres, non seulement pour ne pas contracter soi-même le virus, mais aussi pour ne pas le transmettre aux autres est une très bonne occasion de pratiquer. Les gens qui vont travailler, malgré les risques que représente le travail à cause du contact avec les autres, font un grand don aussi à la société, en faisant un travail vécu vraiment comme un samu et un service, alors qu’ils pourraient très bien se faire remettre un certificat médical pour ne pas aller au travail.
Comme vous le savez, l’essence même de la pratique du bouddhisme du Grand Véhicule et du zen, c’est mushotoku, c’est-à-dire pratiquer sans esprit de profit, alors que les mérites de zazen sont immenses. Maître Deshimaru avait fait une liste des dix grands mérites de zazen. Ils sont considérables et on les restitue à la communauté, aux autres. On est content de pouvoir donner ces mérites de zazen à ceux qui ne pratiquent pas, parce qu’il y a cette notion un peu subtile de transfert des mérites. On y croit ou on n’y croit pas, mais moi j’y crois. Le fait que tout ce que l’on fait produit un effet invisible, ce n’est pas quelque chose de concret, ce n’est pas palpable, mais c’est un effet certain sur l’environnement dans lequel nous vivons. D’ailleurs, les lieux où il y a un dojo ou un temple en reçoivent l’influence et c’est une influence très positive. Il y a un rayonnement de la pratique.
Je viens de parler de mushotoku, qui est l’essence du zen. Nous chantons après le zazen l’Hannya Shingyo qui est vraiment la pratique du don. Ensuite, on enchaîne avec les Quatre Vœux de bodhisattva qui sont aussi l’expression du don. Au fond, toute notre pratique n’est rien d’autre que la pratique du don. C’est la raison pour laquelle c’est une pratique heureuse, une pratique joyeuse si on la comprend dans ce sens-là évidemment. Et la raison d’être d’un atelier comme le nôtre aujourd’hui est de clarifier cela.
D’ailleurs, le fait de ressentir soi-même la joie de la pratique est quelque chose qui est communicatif. Je pense que, pour les gens que vous fréquentez, lorsque vous rentrez de zazen, du dojo, si vous avez éprouvé la joie de la pratique, cela se sent et cela a un effet apaisant et réconfortant, même sur des gens qui ne pratiquent pas. Il y a ce que l’on appelle dans le zen kano doko. Cela veut dire une forme de rayonnement de la pratique, qui fait qu’elle a un effet bien au-delà de la personne qui pratique.
Dogen dit, à propos des relations causales du don, que ces effets atteignent même les personnes éveillées. Au fond, lorsque l’on pratique zazen, on pratique un don qui rejaillit même sur un bouddha. Bouddha lui-même reçoit les bienfaits de notre pratique. Il est la source de notre pratique, il y a consacré sa vie comme un grand fuse, comme un grand don et pendant quarante-cinq ans, il s’est dévoué à aider les êtres à remédier à leurs souffrances grâce à la pratique qu’il enseignait. Mais en même temps, lorsque l’on pratique grâce à lui, grâce à cet effort énorme qu’il a fait de transmettre son enseignement, il reçoit lui-même les bienfaits de notre pratique. Cela veut bien dire qu’il y a un aspect circulaire du don. Il produit des bienfaits sur ceux qui reçoivent notre don, mais le fait de recevoir le don revient à celui qui a pratiqué ou qui a enseigné. Dogen dit que même donner une seule phrase, ou un seul vers qui exprime la vérité, le Dharma, l’enseignement, est un grand don.