La dernière question du moine s’explique par le fait que, depuis longtemps, il y a l’opinion, notamment dans l’école zen et surtout le zen Rinzai, que la venue de Bodhidharma d’Inde en Chine a introduit une signification du Dharma plus profonde que les différents aspects de l’enseignement de Bouddha présentés par les Trois véhicules et les Douze Sortes d’Ecritures, qui incluent tous les sutra.
On a dit cela également de la transmission spéciale de Bouddha à Mahakashyapa, en dehors des Ecritures, avec le célèbre mondo silencieux où Bouddha fit simplement tourner une fleur entre ses doigts et où Mahakashyapa sourit.
Dans la transmission du zen, ce fait est considéré comme l’origine de ce que l’on appelle la transmission i shin den shin, transmission directe au-delà des mots, au-delà des sutra, de cœur à cœur, d’esprit à esprit.
Et la venue de Bodhidharma en Chine, environ un millénaire après cette transmission de Bouddha à Mahakashyapa, était le renouvellement de cette transmission i shin den shin et confirmait la supériorité de cette transmission au-delà des Ecritures, en silence. Dans le cas de Bodhidharma bien sûr, la transmission s’est faite à travers la pratique silencieuse de zazen, face au mur, et Eka l’a reçu simplement prosterné en sanpai, comme Mahakashyapa avait simplement souri en voyant le geste de faire tourner la fleur.
Des cérémonies non necessaires … mais utiles et complémentaires
Il y a donc cette opinion que si l’on comprend le sens de cette transmission i shin den shin, tout le reste n’est plus nécessaire. On peut même d’ailleurs se demander si le zazen est encore nécessaire. Et Dogen, qui aborde cette question, confirme le point de vue de Gensha en disant qu’effectivement, quand la roue du Dharma tourne, c’est la rotation de ce qui n’est pas nécessaire.
Mais en même temps, dans cette rotation de la roue du Dharma, on trouve tous les enseignements de Bouddha. Et Dogen insiste sur le fait que « pas nécessaire » ne veut pas dire qu’on ne peut pas les utiliser, cela ne veut pas dire que pour autant on doive les jeter. A l’inverse, on peut dire que justement, c’est parce que ce n’est pas nécessaire, qu’on peut les utiliser librement. L’essence même du Dharma de Bouddha, est de réaliser cette dimension où rien n’est nécessaire, c’est-à-dire la dimension mushotoku, la dimension dans laquelle on n’a pas besoin d’ajouter quelque chose à la réalité telle qu’elle s’actualise d’instant en instant, notamment dans la pratique du zazen.
Ce n’est pas parce que ce n’est pas nécessaire qu’on ne va pas faire de rituels. Cette non-nécessité nous donne la liberté de faire seulement zazen et rien d’autre. Mais cela ne veut pas dire qu’on va faire zazen toute la journée et rien d’autre ; ça ne veut pas dire qu’il ne soit pas utile ou significatif d’exprimer ce qui est réalisé dans la pratique de zazen, à travers notamment les cérémonies, comme aussi à travers tous les gestes de la vie quotidienne, le gyoji, et de retrouver l’expression de ce qui est réalisé en zazen dans les sutra et dans tous les enseignements des Douze Ecritures.
Autrement dit, les cérémonies, les sutra, sont des formes d’expression de ce qui est contenu, impliqué, dans la pratique de zazen, dans la réalisation de zazen. C’est Dotoku, l’expression de la Voie. Réaliser c’est une chose, exprimer c’en est une autre. Et les deux sont, je ne dirais pas nécessaires, mais complémentaires.
Justement dans le Dotoku du Shobogenzo, Dogen dit : « Quand la Voie est réalisée elle s’exprime spontanément. »
Et elle peut s’exprimer évidemment, non seulement dans les cérémonies mais dans toute la manière d’agir dans la vie quotidienne. Alors, dans ce cas-là, à quoi bon les cérémonies en elles-mêmes ?
Je crois que les cérémonies ne sont pas nécessaires mais utiles, dès lors qu’il y a une communauté de pratiquants de la Voie qui se réunit. Elles aident à harmoniser la communauté : on se retrouve périodiquement ensemble pour chanter, réciter les sutra. A travers cette récitation, on apprend à chanter pas seulement avec la bouche mais avec les oreilles ; donc à écouter, s’harmoniser avec les autres. De plus, le sens de tout ce que nous chantons est complètement relié à la pratique de zazen : l’Hannya shingyo, le Sandokai, sont complètement l’expression de l’essence même de l’expérience de zazen. Je ne reviendrai pas là-dessus : il faudrait plusieurs sesshin de kusen, qui ont déjà été faits, pour l’expliquer.
Dans ce cas-là, les rituels peuvent être utiles. Mais ils peuvent être une cause de confusion s’ils occupent trop de place, prennent trop d’importance dans le gyoji ; ou s’ils viennent remplacer pratiquement le zazen comme ça arrive parfois dans certains temples japonais. On réduit considérablement la durée du zazen, pour avoir plus de temps pour les rituels, ou alors par exemple, on fait des cérémonies pour les laïcs, qui font des fuse pour cela, et on réserve la pratique de zazen aux moines.
C’est ce genre de déviations qui peut complètement fausser à la fois le sens des cérémonies et le sens de ce qui est véritablement l’essentiel du zen.