Le premier point, si on est très concentré sur la sagesse et la perception de la vacuité et de l’impermanence des choses et pas beaucoup sur la compassion, cela peut nous mener à une pratique un peu plus égoïste, un peu plus personnelle. C’est-à-dire une pratique qui va être en conformité avec l’enseignement du Bouddha, qui va être également une pratique de libération par rapport à nos souffrances car en comprenant la vacuité des choses, on se libère au moins partiellement de nos souffrances. On peut s’en tenir à ça mais cela va être une pratique qui risque d’être centrée sur soi. On va soulager nos peines, on va améliorer notre karma personnel, on va peut-être avoir l’espoir d’une meilleure renaissance mais pour autant, cela reste une pratique qui est centrée sur nous.
La deuxième dimension dans la pratique des bodhisattvas est donc la compassion, c’est-à-dire, c’est mettre cette compréhension de la vacuité au service des autres au lieu de la mettre à notre propre service. Ça c’est la compassion.
Voici un exemple qu’on emploie souvent, même s’il est caricatural. Imaginons quelqu’un qui passe sur un pont et qui ne sait pas nager, cette personne voit quelqu’un d’autre en train de se noyer. La sagesse mal comprise, ou pire le nihilisme, pousse le passant à dire : toute chose est impermanente, la naissance et la mort sont des illusions, donc pas besoin d’intervenir car tôt ou tard, chacun doit passer à travers cette illusion ! Bien sûr c’est caricatural. Dans tous les cas, c’est bien loin de l’enseignement du Bouddha !
L’autre extrême, c’est la compassion sans la sagesse. La personne se noie, emporté par une grande compassion le passant oublie qu’il ne sait pas nager, il saute à l’eau dans le courant, le noyé s’accroche à lui et… les deux finissent noyés ! C’est l’expression de la compassion sans la sagesse. C’est certainement mieux que pas de compassion du tout mais le résultat final n’est malgré tout pas satisfaisant.
La voie du Bouddha, c’est la compassion et la sagesse en même temps.
Donc quand quelqu’un se noie, si on ne sait pas nager, on appelle à l’aide, on appelle les pompiers, on cherche une corde, une branche, une bouée à lui lancer ou une bouée pour le rejoindre, ce sont les mille bras de Kannon, et en dernier recours seulement si je n’ai pas trouvé d’autre solution, je saute pour tenter de le sauver.
Depuis le premier enseignement du Bouddha, sagesse et compassion sont présentes.
L’enseignement du Bouddha repose donc sur la sagesse et la compassion, et ce depuis l’origine. C’est pourquoi j’aime à penser que l’enseignement sur la Grande Sagesse dans l’Hannya Shingyo est donné par le bodhisattva de la compassion. En tous cas, c’est un repère pour moi.
Je pense qu’il y a une autre chose qu’il faut comprendre dans le fait que l’enseignement de l’Hannya Shingyo est donné par Kannon, c’est le fait que la pratique de zazen et l’enseignement du Dharma sont en soi l’expression la plus élevée de la compassion car on pratique et on étudie et enseigne le Dharma pour aider les êtres à se libérer. C’est la définition de la pratique « MUSHOTOKU », c’est la pratique où on ne recherche pas de bénéfice personnel mais où on offre son énergie pour le bien de tous les êtres. Donc on enseigne la Grande sagesse pour aider les êtres à apaiser leurs souffrances.
Et ce message est présent dès l’origine dans le premier enseignement du Bouddha, les 4 Nobles vérités. Le Bouddha enseigne en effet de façon très concrète la réalité de la vacuité, de l’impermanence, et donc de la grande sagesse, à travers l’existence de la souffrance et la possibilité de faire cesser la souffrance. Il enseigne ensuite le moyen pour mettre fin à la souffrance, le noble octuple sentier, exprimant ainsi sa profonde compassion pour tous les êtres.
Conseils de Maître Dogen
Pour terminer, je voudrais faire le lien avec notre pratique du zen et l’enseignement de Maître Dogen. On pourrait parfois penser que le zen et Maître Dogen prennent assez peu en compte l’enseignement de la compassion et insistent plus sur l’impermanence et la Grande Sagesse.
Le cœur de l’enseignement du zen, c’est zazen. Comme l’a dit Roland hier, si votre vie et votre activité sont ancrées au quotidien dans une pratique de zazen sincère et forte, vous allez peu à peu inconsciemment, naturellement et automatiquement vous transformer et devenir plus disponible et en quelque sorte plus « aidant » et « aimant » pour les autres, donc plus sages et plus compatissants.
La question est maintenant : « Faut-il s’en contenter ? Faut-il se contenter de faire zazen quotidiennement ? »
Ma réponse personnelle est : ça peut peut-être suffire mais le voile de nos illusions est souvent épais et donc le risque de s’illusionner soi-même reste souvent important. Donc prudence ! Ancrez votre existence dans la pratique de zazen et continuez à vous observer dans la vie quotidienne, n’hésitez pas à faire des efforts conscients, pour que votre vie devienne le gyoji permanent. Nous autres, êtres humains avons une chance incroyable : notre esprit est malléable. L’ancrage de notre vie quotidienne dans la pratique de zazen et les efforts conscients dans la vie courante se combinent et concourent à faire de nous des personnes meilleures.
Et là encore, je voudrais citer deux enseignements de Maître Dogen que je vous conseille d’étudier pour éclairer votre quotidien.
Le premier est le Bodaisatta Shishobo qui est un chapitre du Shobogenzo où Maître Dogen exprime les quatre actions majeures d’un bodhisattva qui sont :
- Le fuse, c’est-à-dire le don. Dogen dit : « Même quelques centimes, ou un peu d’herbe si vous n’avez rien, mais donnez ! »
- Aigo, c’est-à-dire les paroles bienveillantes. La parole est notre principal moyen de communication. L’attention portée aux paroles qu’on utilise est une grande aide pour les autres.
- Rigyo, les actions bénéfiques, les actions pour le bien des êtres.
- Et enfin doji qui signifie ne faire qu’un avec les autres, ne pas se distinguer des autres, qui est aussi parfois traduit par la collaboration pour le bien de tous. C’est-à-dire œuvrer collectivement pour une œuvre qui est au-delà de notre petite personne, c’est ce que nous faisons ici pendant ce camp. Nous collaborons pour le bien des participants et de tous les êtres.
Enfin, je voudrais citer encore un conseil de Maître Dogen qu’il exprime dans le Tenzo Kyokun qui est un recueil d’instructions au cuisinier du temple. Ces instructions s’appliquent en fait à nous tous.
Dogen nous dit entre autres choses que le cuisinier doit cultiver l’esprit large, l’esprit joyeux et « l’esprit de la grand-mère » ou l’esprit de bienveillance. Qu’est-ce que l’esprit de la grand-mère ? La grand-mère c’est celle qui prépare de bons gâteaux pour le gouter et observe en souriant les enfants qui jouent avec insouciance dans le jardin.
L’esprit de la grand-mère, c’est l’esprit de celle ou celui qui fait le bien et dont la meilleure récompense c’est le bonheur des autres. C’est l’esprit du samu, du gyoji dans le temple où chacun effectue au mieux sa tâche en se réjouissant intérieurement de participer à l’harmonie du temple et à créer les conditions pour que la pratique de zazen soit forte et sincère.
Je vous remercie de votre attention.