Teisho sur l’ordination 

Par Chantal Roza Baiettini, 16 septembre 2024

Le godo m’a demandé de vous parler de l’ordination dans notre sangha, et comme j’ai derrière moi plusieurs ateliers sur ce sujet dans des camps d’été j’ai pu observer, parfois des joies profondes d’avoir pris cette décision mais également des hésitations, des craintes et même des « je ne sais pas pourquoi je fais cette demande » et essayer de vous donner quelques éclairages sur cet engagement, autant que faire se peut. Et ceci m’a fait revenir en arrière et me souvenir de tous les questionnements qui étaient les miens à cette époque.

Un sutra raconte l’histoire de ce roi qui devint si pauvre qu’il décida d’aller quérir de l’aide chez un riche roi voisin, et chaque fois qu’il arrivait là où le roi devait être, on lui disait qu’il était parti plus loin. Il traversa le pays de long et en large pour trouver de l’aide et soudain, las de ses errances, il prit conscience que ce roi, c’était lui.

La demande d’ordination, c’est peut-être le même réveil. La plupart de nous sommes endormis dans nos habitudes quotidiennes, dans nos façons de voir le monde, de l’appréhender, entourés de nos peurs, de nos fantasmes, fantômes même, ainsi que de nos rêves. Et à force de se sentir enchaînés, on se réveille. Et lorsqu’on se réveille de tout ce méli-mélo, immanquablement c’est grâce à notre bodaishin, même si à ce moment-là, on ne comprend pas très bien ce que c’est.

Bodaishin, l’esprit d’éveil.

C’est d’ailleurs certainement cet esprit qui nous a permis de franchir la porte du dojo pour la première fois. C’est un peu ce que j’ai ressenti lorsque je me suis assise en zazen cette toute première fois… « mais c’est bien sûr, c’est ce que je cherchais ».

Notre maître Dogen disait « Quand le moment de savoir est venu, il suffit d’entendre la voix. »

C’est en somme la « foi » qui prend forme en nous. La confiance soudaine en la pratique de zazen, et en notre nature de bouddha qui ne demande qu’à se manifester.

Car on réalise vite que zazen nous interroge sans cesse. D’ailleurs même si on laisse passer.

Et même si zazen n’est pas fait pour cela, quand mieux qu’en zazen ne voit-on pas ce qui cloche dans nos comportements, ce qui nous limite et surtout ce qui nous met en prison ? Donc mal-être, et souffrance parfois, pour nous et pour les autres.

Et puis, la pratique de zazen devient plus régulière. On part même en sesshin, parfois la peur au ventre. La Gendronnière pour un camp d’été. La sangha élargie, la vie communautaire, les samu partagés et la rencontre avec le maître.

Même si on ne connaît pas tout le monde, on sent bien qu’on est dans le même bateau et qu’il y a quelqu’un à la barre. Le maître nous reconnaît en tant que quêteur, et c’est un grand bonheur. Il nous accueille avec toutes nos hésitations et le sentiment qui nous emporte, c’est un peu « comme si on arrivait à la maison et qu’on avait plus besoin de rien ».

On chante des sutra, on lit leur signification – pas toujours comprise d’ailleurs – et on potasse sur la parfaite sagesse de l’Hannya Shingyo, les détails de la pratique avec le Fukanzazengi et tant d’autres dont on entend des bribes de noms dans les kusen.

On perçoit notre nature de bouddha qui s’approche à mesure qu’elle s’éloigne !

Pourtant le chemin continue devant nous, on le voit bien.

On sait que c‘est cela qu’on cherchait dans l’obscurité de nos ignorances, mais avant ce « cela » il y a une maturation intérieure dont bodaishin n’est que la partie visible de l’iceberg. C’est donc soudain et graduel en même temps.

Cela ne pouvait pas être plus tôt, ni plus tard, ce sont les circonstances de la vie qui nous ont amené là.

Mais ce n’est pas parce qu’on a reconnu notre bodaishin que le tour est joué. On peut voir arriver d’autres doutes. L’appartenance à une religion ? Les commentaires autour de nous ? Pourquoi singer les Japonais ? Il y a tant de richesses dans nos traditions.

Qui plus est, on a mal aux genoux, parfois au dos. C’est trop long. On n’est pas toujours d’accord avec ce que le maître dit. La voisine de chambre ronfle, etc… rien d’idéal en fait.

Mais il y a les sutra, les rituels après zazen. Tous en harmonie vocale et gestuelle qui nous aident à remettre les « choses » en place.

On sent bien que l’on partage la même expérience. Et tous les sons : les cloches, le métal et le bois qui appelle à l’assise. Maître Deshimaru disait que lorsqu’on entend le bois frapper, les oiseaux eux-mêmes s’arrêtent de chanter.

On sent une cohésion lorsqu’on s’assied au milieu d’autres pratiquants. Poser nos fesses sur le zafu. Faire silence. Oublier les questionnements ou ce qui nous dérange dans la sesshin.

Descendre en nous-mêmes.

Partager ce qui ne fait pas de bruit.

Respirer avec la sangha.

Si on ne met pas les pieds au mur, la Voie nous emporte. Elle nous emmène et c’est presque naturellement qu’on s’entend « demander l’ordination de Bodhisattva ». Cet être sur le chemin de sa réalisation mais qui reste au milieu de la sangha pour laisser passer tous les autres avant lui.

Tout un programme, mais là aussi on est enclin à le croire. Mais au fait qu’est-ce que cela signifie : avant les autres.  Et c’est où, l’autre rive ?

Voilà que nos doutes réapparaissent. Ils ont une autre teinte, une autre sonorité, mais ils nous éblouissent à nouveau.  « Aussi nombreux que soient les êtres sensibles, je fais vœu de les aider à se libérer tous. »

Mais comment faire ?

Ces vœux, aussi grandioses soient-ils, sont encore extérieurs à nous. Il faut qu’ils s’actualisent dans notre intérieur inconsciemment, naturellement, automatiquement.

Et ils s’actualisent vraiment s’il n’y a personne pour parler d’actualisation. Ce sont les mots qui ont tendance à nous maintenir dans la dualité.

Quoi qu’il en soit, c’est tout ému et peut-être tremblant qu’on dit « oui, oui, oui » au rasage de la première mèche, tout en réalisant que devant nous se tient une foule d’inconnues. Mais on est certifié dans notre errance spirituelle et cela est une grande force qui nous transporte.

On est reconnu en tant que disciple et le maître accueille nos balbutiements avec, en gage, ce rakusu calligraphié qui va se poser sur notre kimono, et de plus, on reçoit un nom.

Tout cela paraît un peu fou. L’esprit ordinaire ne s’y reconnaît pas. Même les amis et parfois notre entourage proche mais au cœur une joie profonde nous habite.

Et pour terminer cet aspect vaste de l’ordination, qui bien sûr ne peut être contenu dans tous les mots que vous venez d’entendre, et qui de plus ne sera pas un endroit où arriver et « basta », et surtout pas un point final à une démarche personnelle, j’espère qu’il vous apparaît maintenant comme un continuum du chemin, un processus, un pas de plus vers notre nature de Bouddha et sa réalisation.

D’ailleurs, en cousant rakusu et kesa, on se prépare à suivre cette voie archaïque.

En bref, c’est une part invisible en nous qui demande l’ordination pour la rendre visible et palpable.

Maître Obaku parlait d’« une silencieuse coïncidence ».

Bien sûr, cela n’assure en rien l’éveil, mais une libération graduelle avec bienveillance et compassion pour notre quête, qui pourra se répandre et répondre à un besoin d’une société en crise de sens, avec un esprit lumineux, confiant du nirvana vivant, vécu jour après jour dans la mesure du possible.

C’est ce que je nous souhaite à tous.