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Mujo, l’impermanence et la confrontation avec la limitation de la vie lors de l’information sur le diagnostic d’une maladie incurable
Par le Dr. Frauke Bleßmann, dojo de Cologne (Allemagne)
Résumé : Frauke est chirurgien en milieu hospitalier. Confrontée à l’annonce de diagnostics de cancers incurables, la pratique de zazen l’a influencée dans son engagement concernant les personnes très gravement malades et l’a aidée à se positionner par rapport à la mort. Elle y a trouvé la force nécessaire pour soutenir et accompagner les personnes mourantes ainsi que leurs proches, et ceci souvent sur une longue période. Elle dénonce la médecine officielle, où la mort est souvent perçue comme un échec, au lieu d’accepter ce fait inévitable et d’intégrer naturellement la fin de vie dans le traitement médical. Heureusement, le domaine de la médecine palliative est en développement et essaie de soulager la souffrance et de donner la possibilité de mourir d’une manière digne. « Autrefois on mourait à la maison, en famille et le corps était exposé. Maintenant on ne fait plus ça, mais je pense, nous dit-elle, qu’on doit retrouver cette dimension. »
En ce qui me concerne je dirige depuis 13 ans le dojo de Cologne avec Judith, je pratique le zen depuis 20 ans avec Roland Yuno Rech.
Depuis 24 ans je travaille comme médecin dans le service de chirurgie et dès mes débuts professionnels, j’ai travaillé dans un service qui s’occupait de patients atteints d’un cancer. Initialement je me suis aussi occupée des chimiothérapies et du suivi et soutien psychosocial des patients après les traitements. Aujourd’hui cet aspect est traité par des oncologues spécialisés.
En tant que jeune femme médecin, je me suis rendu compte que je ne serais pas seulement confrontée à la guérison et le traitement des malades, mais aussi au fait de mourir et à la mort. Bien que ce n’était pas une préoccupation qui avait guidé mes premiers pas dans mon métier, ce thème de la mort s’est imposé à moi. La pratique a renforcé ma conscience et mon souhait de m’en occuper activement.
Un an après avoir commencé à travailler j’ai rencontré la voie du zen. Au fil du temps la pratique de zazen a influencé mon engagement concernant les personnes très gravement malades. Aussi, la voie du zen m’a aidée à me positionner par rapport à la mort et m’a donné l’énergie et la force nécessaires dans mon travail pour soutenir et accompagner les personnes mourantes ainsi que leurs proches, et ceci souvent sur une longue période.
Le soutien du spirituel
Les personnes arrivent d’abord avec un doute qui amène à procéder à un diagnostic. Dans notre hôpital on traite beaucoup de patients atteints de tumeur(s). En tant que médecin c’est une de mes fonctions d’informer les patients à propos de leur maladie et des résultats du diagnostic.
On peut informer les gens de manières différentes. Dans les années 60-70, on parlait moins avec les patients et on ne disait pas clairement ce qu’ils avaient, on maintenait un flou. Aujourd’hui ça a changé, parfois les gens n’aiment pas trop qu’on parle clairement, ils ont l’impression que le diagnostic est donné sans empathie et sans émotion, comme un verdict froid.
Si quelqu’un apprend qu’il a une maladie incurable, il est confronté aux délimitations, à l’échéance de sa vie. Même si la mort est tout à fait normale, qu’elle fait partie de la vie au même titre que la naissance, la plupart des gens n’ont pas envie d’y réfléchir et mettent cet aspect entre parenthèses dans leur conscience quotidienne.
J’ai remarqué des réactions très différentes chez les personnes concernées. Personne n’est heureux quand il est confronté avec sa mort, quand elle est rentrée plus ou moins subitement dans son champ de vision. Je peux remarquer rapidement si je suis en face de quelqu’un qui a déjà développé une réflexion sur la mort, ou au contraire, quelqu’un qui refuse d’y être confronté. Pour moi c’est bien quand je rencontre une personne qui a vécu sa vie, qui en est contente et qui est capable d’affronter la mort sereinement. J’ai remarqué que ce sont souvent des gens qui suivent un chemin spirituel, qui disent avoir eu une vie accomplie et qui sont reconnaissants. Ils sont conscients que chaque moment est important et ils vivent d’une manière vigilante, avec attention.
Je travaille dans une institution catholique. Comme Roland l’a dit, c’est bien de connaître les autres religions quand on est dans l’accompagnement des mourants. Officiellement en Allemagne, je ne peux pas parler de ma propre spiritualité zen, c’est stipulé par écrit, je suis donc obligée d’aborder la spiritualité de manière générale.
Je trouve que c’est dommage, quand je pense à Rita, en Italie qui a mis en place un projet dans un hôpital où elle a initié des patients atteints d’un cancer et des soignants à zazen, je trouve que c’est une bonne initiative. Mais en Allemagne ce n’est pas possible. Sans le nommer directement, je peux toutefois proposer au patient de se concentrer sur la respiration. Je garde les conversations à un niveau général sans parler d’une croyance particulière, mais j’y mets quand même un aspect spirituel. Ce qui est important pour moi c’est de demander aux patients s’ils suivent une croyance, une voie spirituelle. Nous leur proposons par exemple de parler avec un curé, ou autre, suivant leur voie. Mais souvent les patients éprouvent le besoin d’en parler d’eux-mêmes et ça se passe de manière naturelle.
Pour moi c’est plus facile si j’accompagne quelqu’un qui affronte sa mort, je peux mieux le consoler, tenir sa main ou l’écouter simplement. Sans parler directement de notre Voie, je peux donner un soutien quand quelqu’un exprime qu’il a peur qu’il me demande : « Que se passe-t-il après la mort ? » Là je peux lui parler de ma propre perspective, que j’ai accepté le fait que vie et mort ne sont pas séparées et que personne ne peut s’en soustraire.
Si tu dis d’une « manière naturelle », dans un hôpital la réalité d’aujourd’hui c’est qu’on n’a pas de temps. Et ce n’est pas naturel aujourd’hui dans un hôpital qu’on n’ait pas ce temps. Quand le patient commence à parler il faut prendre du temps, pour être là, pour l’écouter.
C’est surtout à la fin de la journée quand la routine est terminée, parfois je dis au patient que je reviens en fin de journée et que je prendrai du temps pour lui parler. Aujourd’hui c’est très institutionnalisé et dans le cadre de mes possibilités, je trouve que c’est important de répondre aux questions. Je le fais souvent le matin quand le chef médecin arrive et puis je retourne pour en parler plus calmement.
Si on s’imagine à la place de la personne qui reçoit ce diagnostic et dont la vie va complètement changer, personne ne veut être traité de manière expéditive et se retrouver seul avec cette nouvelle. Par ma pratique du zen, je ne peux imaginer de traiter les patients de la sorte. Si on ne s’intéresse pas soi-même au sujet de la mort, on n’est pas prêt et on du mal à se confronter aux questions des patients et à s’occuper d’eux. Il faut essayer de se mettre à leur place et passer du temps avec eux.
Il faut aussi comprendre l’accès spirituel de l’autre.
Les matérialistes, les athées qui ne croient en rien, les personnes qui n’ont jamais eu d’accès spirituel dans leur vie, sont beaucoup dans une attitude de refus. J’éprouve des difficultés avec eux, ils ne s’ouvrent pas et ne veulent pas être aidés, mais ça aussi il faut l’accepter.
Mort « échec » vs mujo
Dans la médecine officielle, la mort est souvent vue comme un échec, au lieu d’accepter le fait inévitable et d’intégrer naturellement la fin de vie dans le traitement médical. Bernard Lown(1), un grand cardiologue américain, a apporté beaucoup de connaissances importantes à la médecine officielle. Il a dénoncé l’essor de la recherche scientifique et de la technologie au détriment du caractère humain de la médecine. Il a dit : « La mort d’un patient n’est pas un échec (ou une non réussite), la mort fait partie de la vie, comme dernier élément. »
Dans la médecine on assiste de plus en plus au développement d’une panoplie de techniques où, finalement, on empêche le patient de mourir. Le processus naturel de vieillir et de mourir est interrompu et les gens terminent leur vie avec le support de machines, ce que je trouve très inhumain.
Par la compréhension de mujo, que nous développons par notre pratique de zazen, nous ne sommes finalement jamais séparés de la personne mourante, car nous sommes aussi confrontés à notre propre mort et la possibilité de mourir à chaque instant.
Un aspect essentiel est de dire la vérité au patient quant à son diagnostic, son pronostic, mais il faut le faire d’une telle manière que la personne ne perde pas espoir. Il vaut mieux le préparer à ce qui l’attend probablement, la possibilité d’un traitement, les répercussions sur son entourage familial, social et professionnel. Il faut répondre aux questions qu’il se pose par rapport à sa famille, au travail, si c’est possible ou non de continuer à travailler, par exemple. Il faut essayer de le motiver positivement sans lui raconter des mensonges.
Souvent la question du sens de la vie remonte.
Il y a des études qui ont constaté que la durée de vie est prolongée de trois mois environ quand on aborde et reconnait la dimension du sens à la fin de la vie. Cette période de trois mois nous paraît peut-être courte, mais elle peut être une période importante pour quelqu’un qui est en fin de vie, pour mettre des choses ou des relations en ordre. Celui qui meurt peut donner beaucoup, aider et aussi régler formellement des choses.
« Du côté de la médecine, il est important de comprendre que dans la dernière phase de vie, « guérir » se rapporte ici à un être humain qui souffre, et peut signifier d’accompagner un malade incurable jusqu’à sa mort. »
B. Lown
Dans l’accompagnement d’un patient et particulièrement de quelqu’un qui est en train de mourir, il est extrêmement important d’écouter, de lui parler, de le consoler, de lui donner le sentiment qu’on est là pour l’aider au mieux.
Médecine palliative
Le domaine de la médecine palliative est en développement et essaye de soulager la souffrance et de donner la possibilité de mourir d’une manière digne.
Question. Tu as dit qu’il faut écouter et consoler, je peux imaginer écouter, mais comment peut-on aider par la consolation, quelle sorte de consolation ?
Réponse. Il faut d’abord écouter les questions, les angoisses du patient. On ne peut pas soulager toutes les souffrances, même avec les meilleurs médicaments, on ne peut supprimer toutes les douleurs. En fin de vie, les personnes se retrouvent dans un état parfois très grave et la médecine ne peut soulager tout. C’est important alors de ne pas les laisser seuls, d’être là jusqu’au bout. Donc consoler en fin de vie c’est surtout être présent.
Malheureusement, pouvoir écouter est aussi de plus en plus difficile dans un hôpital, faute de temps. Pourtant c’est important d’apprendre à connaître un patient pour trouver des solutions, des possibilités pour l’aider.
Dans la médecine palliative on s’occupe de l’amélioration de la qualité de vie, on essaye de réduire la souffrance du patient et aussi celle de ses proches. L’approche n’est pas réduite à une question scientifique et outre l’état de santé physique, on aborde aussi les domaines psychosocial et spirituel.
C’est un peu comme le pôle opposé de celui de l’euthanasie. Quand je parle au patient je lui dit : «Ta vie est très limitée, tu es très malade.» Souvent on me demande : « Combien de temps il me reste ? » Une fois je me suis bien trompée et depuis je ne réponds plus à cette question, de toute façon, en général on ne peut pas le prédire.
Parfois les gens me demandent : « Je ne peux plus continuer ma vie, est-ce que tu peux faire quelque chose ? Est-ce que tu peux me tuer ?» Par notre pratique, j’ai développé la position de ne pas le faire. D’un côté je ne veux pas maintenir la vie artificiellement par l’intervention d’une machine, d’une manière infinie, ce n’est pas bien, à un moment où l’autre, il faut vraiment réfléchir et arrêter les machines. Mais d’un autre côté, aider activement quelqu’un à mourir, ce n’est pas mon truc. Si on me le demande je le respecte, il y a des possibilités, mais il faut les chercher ailleurs. En Allemagne c’est interdit, c’est autorisé en Belgique, Hollande et en Suisse.
D’après mon expérience, quand on parle aux gens et qu’on leur propose la possibilité d’une médecine palliative, d’accompagnement des mourants, souvent cette proposition fait disparaître le souhait d’euthanasie et change les perspectives.
Le plus important de l’accompagnement c’est le souhait du patient et son bien-être. Toute personne qui travaille dans l’accompagnement a ses propres idées, sa propre voie spirituelle et sa propre position par rapport à la mort et ce qui vient après. C’est important de respecter la personne qui est en train de mourir, de la considérer comme une personne et de ne pas lui imposer ou faire subir nos propres idées. Je peux refuser justement d’euthanasier quelqu’un mais si la personne le veut vraiment, je la respecte, je ne la juge pas.
Il est aussi important de respecter le souhait de celui qui est en train de mourir, même si on a soi-même, ou la famille, d’autres idées ou attentes. Être simplement là, signaler qu’on est prêt à le laisser et partir s’il le souhaite.
C’est très difficile pour les proches. Peut-être que là on peut les soutenir à chercher de l’aide à l’extérieur. Il y a une possibilité qui vient du bouddhisme tibétain pour des gens comme ça, de faire une cérémonie, comme nous faisons avec le kito, de tenir leur main, de prier calmement pour eux sans parler d’une croyance spéciale, sans parler d’une divinité.
Je suis médecin qui travaille dans la médecine officielle, je trouve que c’est parfois terrifiant de voir à quel point la médecine est formalisée et très technique, et le peu de temps qu’on peut consacrer aux malades, avec quelqu’un qui souffre qui a besoin d’attention et d’affection. Il y a des domaines spécialisés dans la médecine qui s’en occupent, mais c’est une spécialité. Je peux demander à un spécialiste d’intervenir, parfois je demande à un psychologue d’intervenir. Mais je trouve que c’est important de se rappeler qu’on a affaire à des êtres souffrants.
Quand quelqu’un est incurablement malade, qu’il va mourir dans les six mois, il y a gens qui disent qu’il vaut mieux ne pas lui dire pour qu’il garde espoir et énergie. D’autres disent qu’il vaut mieux qu’on leur dise pour que le malade puisse affronter sa maladie et se préparer. Alors qu’autrefois je penchais vers le premier avis, aujourd’hui je trouve que c’est important de leur dire pour que les gens aient l’occasion de faire leurs adieux. C’est très important qu’ils aient cette occasion.
J’ai dit qu’il est important de dire la vérité avec empathie. Par rapport au pronostic de temps, à deux reprises je me suis trompée, même si mon sentiment est souvent assez juste, d’autres ont vécu beaucoup plus longtemps ou beaucoup moins longtemps. A côté de la médecine officielle, il y a les médecines naturelles, où il y a aussi des guérisons « spontanées », mais je ne veux pas aborder ça. Par rapport à ta question je trouve qu’il vaut mieux être honnête.
Il y a aussi le cas de figure où ce sont les proches qui ne veulent pas qu’on le dise au mourant : « Ne le dites pas à mon père ». Mais pour moi c’est le patient qui est au centre et c’est important de garder sa confiance, même si les proches veulent cacher la vérité. Si les enfants n’ont pas envie de parler et de révéler la vérité à leurs parents, je leur propose d’affronter la réalité et qu’il faut la communiquer. Parfois pour protéger leur famille, pour régler un testament par exemple, il faut que le patient ait l’occasion de le faire. Il faut donner un pronostic réaliste, ce qu’il en fait, c’est son problème.
J’ai un exemple, mon père atteint d’un cancer, a vécu encore deux ans et demi au lieu des six mois annoncés. Il allait assez bien. Dans notre famille on a vécu tout ce temps en pensant qu’il allait bientôt mourir, et deux ans après il était assez en forme. On peut le considérer peut-être comme un cadeau, mais pour ma mère c’était terrible.
J’ai eu mon pronostic que j’allais mourir, je l’ai déjà dépassé sans lutter, je ne lutte pas. Mes enfants et moi nous le savons. Mais je ressens chaque jour, et j’espère vous aussi, comme un cadeau. D’abord c’était un choc de se trouver confronté à la perspective d’une vie limitée, maintenant ce choc est dépassé et chaque nouveau jour est comme un cadeau. Et je constate de manière beaucoup plus intensive ce que le zen veut dire quand il parle de vivre d’un moment à l’autre. Moi je suis quelqu’un qui veut savoir pour pouvoir m’organiser et prendre des dispositions, et si on du temps plus, c’est bien, c’est bon.
…. De toute façon, on a tous ce pronostic !
(1) Bernard Lown, The Lost Art of Healing, Practising compassion in medicine, (Houghton Mifflin, 1996), ou en français : « L’art perdu de guérir »