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Par le Dr. Claus Bockbreder, dojo de Melle (Allemagne)
Résumé : Claus a une expérience de médecin généraliste de village et de psychologue. Il travaille dans un service de soins palliatifs ambulatoires. Il définit quatre fonctions à son travail :
- L’accompagnement dans la confrontation à notre mortalité ;
- L’accompagnement des personnes âgées, qu’il connaît parfois depuis longtemps, ou de jeunes qu’il vient de rencontrer ;
- L’ accompagnement de la fin de vie ;
- L’accompagnement des proches pendant la fin de vie et la période de deuil.
Selon lui, accompagner un mourant, c’est faire en sorte qu’il soit réconcilié avec sa vie et qu’il puisse mourir sans souffrance. Et pour la famille, faire en sorte qu’elle puisse faire la paix avec cette mort, se retourner et continuer sa vie.
Description de mon travail et mes conditions de travail
Je travaille dans mon petit village natal, mon père était médecin, j’ai quitté ce village pendant dix-huit ans et j’y suis revenu pour devenir médecin généraliste et psychologue. Dans ce village, la plupart des gens sont assez renfermés, ils parlent peu, sont protestants et entretiennent peu de liens avec l’église et ils sont plutôt méfiants vis-à-vis de la religion institutionnalisée. Ils savent tous que je fais zazen, et j’en parle beaucoup. Il y en a pas mal qui viennent me voir pour savoir comment on fait zazen.
La manière d’aborder la mort a changé
Enfant, la mort était présente partout dans le village, les gens mouraient à la maison, leur corps était exposé et puis on les conduisait au cimetière. Les plus âgés qui ont vécu la guerre et les fuites, nous ont raconté la mort de leurs propres enfants et petits-enfants, morts pendant la guerre. Ils nous offraient souvent des gâteaux qu’ils destinaient en réalité, à leurs enfants décédés.
Il y a pas longtemps j’ai vécu quelque chose de similaire. Je me suis occupé d’une femme de 90 ans qui avait perdu de vue sa fille en fuyant la Russie, et elle n’a jamais su si sa fille a survécu. Notre village accueille des enfants de Chernobyl pour passer des vacances, cette dame a tricoté et cousu des vêtements pour ces enfants avec l’idée que peut-être parmi eux se trouvaient ses petits-enfants.
A l’époque avec la religion, on ne posait pas de question.
Les désastres étaient vécus comme une punition de Dieu, une damnation. Mon père m’a raconté qu’il avait une patiente, très liée à l’église, qui était très malade, il a demandé au curé d’aller la voir, le curé n’a rien fait d’autre que de dire : « Tu vas bientôt mourir, il faut faire pénitence ! » Elle a eu tellement peur qu’elle a sauté par la fenêtre ! Mon père n’a plus jamais demandé de l’aide au curé ! Dans les années 60-70, je faisais un stage dans un hôpital et j’ai constaté que la mort dérangeait. On mourrait sans avoir été informé de son état, en fin de vie on mettait le mourant dans « chambre 13 », il y était laissé tout seul sans que sa famille puisse l’entourer, parfois quelqu’un venait voir s’il vivait encore. La famille était appelée seulement après le décès de la personne.
Avec le développement de la médecine intensive on a essayé d’empêcher la mort. En réaction, la médecine palliative est apparue dans les année 80 : comment soulager le malade et les proches dans sa dernière phase de vie ? On a assisté au développement d’ unités de fin de vie (« hospices » en allemand), de services de soins palliatifs dans les hôpitaux et en services ambulants, où des médecins et soignants travaillent ensemble et sont formés spécialement pour accompagner les gens en fin de vie. J’ai aussi suivi cette formation et je travaille dans ce service ambulant.
Ma pratique
Soit j’ai mes propres patients que je connais depuis longtemps, parfois depuis trente ans, ou il y a des collègues qui m’appellent et demandent que je m’occupe de leurs patients arrivés en fin de vie.
Mais la mort angoisse et l’angoisse et la peur de mourir occupent beaucoup de place dans ma pratique, chaque examen est accompagné de la peur d’avoir un résultat négatif. Les gens ne parlent pas de cette peur et je dois faire très attention à mon langage. Si un patient me dit : « C’est déjà mon troisième rhume », je me demande s’il ne s’agit pas d’une manifestation d’une déficience de son système immunitaire que je dois prendre en considération et en parler au patient tout en étant très attentif aux mots que j’emploie.
J’ai quatre fonctions :
- L’accompagnement dans la confrontation à notre mortalité
- Accompagnement des personnes âgées, que je connais parfois depuis longtemps, ou de jeunes que je viens de connaître
- Accompagnement de la fin de vie
- Accompagnement des proches pendant la fin de vie et la période de deuil.
L’accompagnement dans la confrontation à notre mortalité
Par rapport à la première fonction, c’est le cas de patients qui doivent affronter leur mortalité. Souvent ce sont des jeunes qui ont le diagnostic d’une maladie qui réduit leur espérance de vie, ce n’est pas seulement des cas de cancer, mais aussi des problèmes cardiaques, des maladies génétiques depuis la naissance. Dans ces cas-là les patients ont plutôt comme réaction de se tourner vers la vie sans s’appuyer particulièrement sur la spiritualité.
Dans ce groupe, il y a aussi les personnes qui ont peur d’avoir une maladie grave, ils ont toujours des angoisses mortelles sans être malade. Ils ont souvent comme angoisse de subir la punition de Dieu. Souvent ils se reprochent quelque chose. Par exemple, j’avais un patient très religieux, ou tout le moins qui vivait de manière très religieuse. Il avait divorcé, il avait un enfant, il était tombé de nouveau amoureux, il avait « refait sa vie », mais par mauvaise conscience, il cultivait la croyance que « Dieu va punir tes pêchés et cette punition va être portée par tes enfant jusqu’à la septième génération ! » Il disait qu’il voulait bien subir la punition mais que ses enfants soient épargnés. Je n’avais pas de réponse à ça et j’ai demandé à notre curé. Le curé, heureusement malin, lui a répondu par cette phrase de la bible : « Dieu fait du bien à ceux qu’il aime jusqu’au millième descendant.»
Plusieurs années après, son cœur s’est arrêté, il a fallu le réanimer, il a fait une NDE (Near Death Experience ou EMI : Expérience de mort imminente) très forte, il a gardé un handicap du cerveau suite à un manque d’oxygène. Aujourd’hui il est absolument clair et en bonne santé psychique, il se porte mieux qu’avant.
Accompagnement en fin de vie des personnes âgées
Dans ce deuxième groupe, il y a surtout des personnes âgées que je connais depuis longtemps. Il faut que je fasse toujours attention à mon langage et à ce que j’exprime de manière indirecte. Beaucoup portent un sentiment de culpabilité. Un article, que j’ai lu récemment, relatait l’histoire d’un Hollandais qui avait immigré au Canada à cinquante ans. Deux jours avant son départ pour le Canada en bateau, il avait eu une contravention qu’il n’avait jamais payée. Au moment de mourir, il a demandé à son fils de l’acquitter, son fils a fait le déplacement en Hollande pour la payer … mais elle était déjà périmée !
Souvent les gens souffrent de culpabilité. Je l’ai vécu avec ma grand-mère dont la maison a brûlé pendant la guerre, elle avait ramassé une boîte par terre, qui ne contenait rien d’intéressant, mais elle m’avait chargée de retrouver les vrais propriétaires de cette boîte pour la leur rendre, et elle en a vraiment souffert.
Certains patients donnent des choses et rangent leurs affaires. Une femme, qui s’intéressait au zen, avait deux peintures japonaises de bambou dans son corridor. Elle m’a dit de les prendre en disant : « Elles sont à vous maintenant ». C’était un signe qu’elle savait qu’elle allait mourir, même si elle n’était pas plus malade qu’avant. Dans cette phase, beaucoup de gens viennent me voir car ils s’inquiètent de petits troubles physiques, leur tension artérielle est instable. Souvent pour moi c’est un signe qu’ils affrontent la mort.
Un autre exemple, une nuit un homme m’a prié d’aller voir sa mère qui allait mal. J’y ai été, je lui demandé : « Vous allez mal ? » Elle n’avait pas l’air, je l’ai examinée et tout allait bien. Alors je me suis demandé pourquoi elle avait réveillé tout le monde. Je lui demandé comment ça avait commencé, elle m’a dit qu’elle s’était réveillée avec un froid dans le dos, je lui ai demandé si elle avait peur que ce soit la souffle froid de la mort. Elle m’a dit : « Oui, elle avait peur que la mort vienne. » Alors on a parlé et après ça a été mieux.
Pendant cette période on parle aussi d’héritage, de testament. Et on me demande de confirmer, signer officiellement les formalités relatives au testament. Dans cette phase-là les gens recherchent une orientation spirituelle, même ceux qui ont quitté l’église, d’autres développent leurs propres idées. Ou encore, certains font même zazen avec moi, et demandent mon avis.
L’accompagnement en fin de vie
Au niveau médical, il s’agit surtout d’effectuer un contrôle des symptômes, traiter les angoisses, les insomnies, les nausées… L’approche de la mort est plus spéciale, car on a plus de mal à prédire les choses que dans les cas habituels et les pathologies que l’on rencontre en médecine. Une dame est décédée récemment elle avait des problèmes d’insomnie, elle avait des angoisses la nuit, elle voulait prendre un médicament que je lui ai donné, mais seulement la moitié de la dose habituelle provoquait déjà des hallucinations.
Une autre patiente avait aussi des hallucinations avec des scènes d’enfer où des diables la tourmentaient. Elle était très religieuse, mais dans cette phase, ces crises, elle ne reconnaissait plus personne et vivait dans cet enfer. Ses filles lui ont promis de ne pas l’emmener à l’hôpital. Elle souffrait beaucoup et j’ai essayé de la soulager avec des doses maximales de médicaments, qui produisaient une petite amélioration pendant une ou deux heures, mais pas davantage. J’allais de plus en plus souvent pour administrer des piqures. Après deux semaines elle s’est réveillée, a reconnu tout le monde, elle a fait ses adieux, elle a chanté des quantiques et elle est décédée.
Un autre exemple : un jeune homme, atteint d’un cancer du pancréas, avait déjà reçu une dose maximale de morphine qu’il dosait lui-même selon ses besoins. Il avait un tubage gastrique, et à côté il avait une petite tâche qui le faisait souffrir malgré les médicaments qu’il prenait. Je me suis demandé quoi faire ? Il y avait un gel avec un anesthésiant local que j’ai mis sur sa peau et ça l’a soulagé. Ce sont des exemples pour montrer quelles difficultés on rencontre. Il faut vraiment tout essayer, réfléchir, explorer toutes les possibilités dans ces cas-là.
Beaucoup de gens ont des désirs en fin de vie. Un jeune homme atteint d’une tumeur, avait trois derniers désirs : il voulait se marier, il l’a fait à l’hôpital. Il voulait encore une fois voir la mer, on a l’organisé en lui procurant tous les médicaments nécessaires pour qu’il puisse aller un week-end à la mer. Son troisième désir était de pouvoir mourir à la maison. C’était très difficile car il souffrait surtout la nuit, s’il prenait des médicaments la nuit, il était très fatigué la journée et ne pouvait pas participer, ce qui ne lui plaisait pas non plus. Il a préféré veiller la nuit, mais alors sa femme ne pouvait pas s’endormir et extenuée, elle a fini par dire : « Je n’en peux plus, peut-être qu’il vaut mieux trouver une place dans une unité de fin de vie … » J’ai fait le diagnostic chinois du pouls pour estimer le temps qu’il lui restait, et j’ai remarqué qu’au plus tard, il allait mourir le lendemain. Je l’ai dit à la femme pour qu’elle ne se reproche pas par la suite de l’avoir écarté de la maison la veille de sa mort. Elle était reconnaissante (même si amis trouvaient ça brutal). Il est mort le lendemain.
Dans cette période il y a aussi le désir de voir encore une fois une personne chère. Une dame voulait voir son petit fils qui vivait aux Etats-Unis, elle a attendu qu’il vienne la voir et elle est morte peu de temps après.
Cet accompagnement exige de moi beaucoup de temps, je vais voir des patients parfois une ou deux fois par jour. Même si je suis absent ou en sesshin, j’ai mon portable pour garder le contact.
Il y a une question qui se pose quand les gens perdent la conscience : Qu’est-ce qu’on enregistre encore ? Je pense que les gens enregistrent de plus en plus. J’ai fait l’expérience que, même si on ne peut plus parler au patient, à la fin, l’esprit devient de plus en plus clair. Quand mon père était sur son lit de mort, il avait une hémorragie cérébrale, il ne voulait pas être hospitalisé et il est tombé inconscient. La veille de sa mort, j’étais à ses côtés, il suait beaucoup, je cherchais un tissus humide à mettre sur le front, il a clairement dit : « Non ! » Alors que depuis plusieurs jours il ne réagissait plus à rien ! Je me suis demandé si l’eau était trop froide, j’ai réessayé avec de l’eau tiède. Encore une fois il dit : « Non ! » Une autre patiente dont les fonctions cardiovasculaires n’étaient plus mesurables, mais qui respirait encore, ne réagissait à rien depuis deux jours. Je voulais examiner ses pupilles, j’ai sorti ma lampe, j’étais assis à sa gauche et je lui ai dit : « Je vais éclairer votre œil », je n’avais pas encore allumé la lampe qu’elle fermait l’œil gauche ! Elle avait tout à fait enregistré ce que je lui avais dit.
L’accompagnement de la famille et des proches
Cet accompagnement soulève toujours la question : « Qu’est-ce que la famille veut savoir ? » Est-ce qu’ils veulent connaître les complications possibles, l’évolution… Il y en a qui ne veulent rien savoir, il faut le respecter. La question habituelle est : « Combien de temps lui reste-t-il ? » En général je ne réponds pas, sauf dans certains cas et si c’est juste avant la mort (comme le cas cité). Il y a aussi la question : « Qu’est-ce qu’on peut encore faire ? » Il y a des gens qui ont du mal à dire qu’il ne faut plus intervenir médicalement, administrer de traitements. Je discute pour voir ce qui fait sens pour qu’ils se sentent bien dans leur décision.
Parfois les gens ont du mal à garder le contact avec le mourant. Une patiente qui avait une tumeur maligne avait deux filles qui s’occupaient d’elle. Lors de ses derniers moments, elle était au 1er étage, son fils disait qu’il ne pouvait pas monter la voir et il restait au rez-de-chaussée. Il avait déjà réagi comme ça lorsque son père avait été mourant. J’ai demandé au fils s’il ne voulait pas monter sinon il risquait de le regretter. Et finalement il est monté jusqu’à l’embrasure de la porte pour voir sa mère, qui est décédée peu de temps après.
Un autre exemple c’est celui d’un homme hospitalisé, sa fille voulait aller le voir, mais la famille l’en empêchait par crainte de répercussions psychologiques importantes car elle était fragile. J’ai parlé avec le père et la famille et j’ai conseillé qu’elle aille quand même le voir. Le père a approuvé, elle est allée et, depuis, elle est devenue stable psychiquement !
Souvent les proches ont l’impression que la personne décédée est encore autour d’eux. Deux personnes m’ont partagé avoir vu la personne décédée dans la chambre, et elles se demandaient si elles étaient devenues folles. Ma mère, après la mort de mon père ne pouvait pas retirer de la garde robe le manteau et le chapeau de mon père. J’ai souvent entendu ça chez beaucoup de personnes. Il y a d’autres phénomènes : une amie a rêvé que son frère allait mourir au Portugal en se baignant et le lendemain il est mort accidentellement. Une autre amie, dont le père était au Brésil en voyage, au moment de sa mort, deux images sont tombées du mur chez elle.
Le but dans l’accompagnement du mourant
Le but c’est que le mourant soit réconcilié avec sa vie et qu’il puisse mourir sans souffrance. Pour la famille c’est qu’elle puisse faire la paix avec cette mort, se retourner et continuer sa vie.
L’élément spirituel dans l’accompagnement pour moi, c’est le contact avec les patients et les proches, ce contact est surtout non-verbal, il y a une sorte de compréhension sans mots.
R.Y.R. Je sens qu’il y a une très grande différence entre quelqu’un qui travaille à l’hôpital et quelqu’un qui travaille en ambulant.
Frauke. Je pense que c’est aussi une question de spécialisation, quelqu’un qui travaille au service des soins palliatifs à l’hôpital vit un peu la même chose qu’en ambulatoire.
Don d’organes … le débat est ouvert
Question. C’est un processus de mourir… Que penses-tu du don d’organes ? J’ai l’impression que ça interrompt processus de mort ?
Réponse. Je crois aussi que le processus est interrompu, ce que le cardiologue hollandais Pim van Lommel décrit dans un beau livre(1). En réalité on ne sait pas à partir de quel moment une personne est morte. C’est l’objet d’une grande discussion, on dit qu’il y a mort quand il y a mort cérébrale.
Personnellement, il faut que chacun le décide par lui-même, moi je n’ai pas de carte de donneur…
R.Y.R. Le don est la première pratique d’un bodhisattva, et je pense que donner un organe est naturel pour un bouddhiste, au lieu de laisser les organes brûler inutilement. Il vaut mieux qu’ils aident d’autres personnes à vivre. Bien sûr ça interrompt le processus de la mort, mais toute la médecine interrompt aussi le processus de la mort !
A quoi ça sert de prolonger la vie ? C’est toute la problématique de l’accompagnement. S’il n’y a pas un accompagnement spirituel en même temps, si c’est pour mener une vie complètement inutile, à quoi ça sert ? Et d’un autre côté, être proche de la mort et de recevoir un organe, peut laisser espérer que ça provoque une révolution spirituelle. Quelqu’un qui vit avec le cœur de quelqu’un d’autre doit éprouver de la gratitude, sûrement, cette solidarité change l’esprit.
Pourquoi tu ne veux pas de carte de donneur ?
Réponse. Je ne fais pas de carte, car j’ai parlé du livre du cardiologue hollandais qui n’est pas très en faveur non plus !
R.Y.R. Il faut se méfier de ce qui est écrit dans les livres, ceux qui écrivent des livres ne sont pas des sages !
Réponse. Je n’ai pas encore une position claire par rapport à ce sujet …
(1) Pim VAN LOMMEL, Mort ou pas ? – Les dernières découvertes médicales sur les EMI (Expériences de mort imminente), InterEditions Coll. Nouvelles évidences, 2012