La bible au point de vue bouddhiste

Traductions ABZE disponibles (PDF) :    

Par Dr. Claus Bockbreder

Pendant la semaine de la réformation en 2014 à Melle, Allemagne, qui avait le titre « Comment les différentes religions lisent la bible », on m’a prié de commenter un texte de la bible au point de vue bouddhiste. Le texte choisi se trouve dans l’évangile selon Matthieu chapitre 6, vers 26 :

Regardez les oiseaux du ciel : ils ne font ni semailles ni moisson, ils n’amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit.

Il s’agit de la confiance en Dieu.

En zen – la pratique du zazen est la confiance absolue.

Un exemple d’Eugen Herrigel :

Au début de mon séjour au Japon, on avait arrangé une rencontre avec des collègues japonais. Après une promenade à Tokyo, on prit le thé dans une salle d’un hôtel au 5ième étage.
Tout à coup, on entendit un bruit grave et on ressentit un tremblement sous les pieds. Le tremblement, le craquement et le cliquètement devenaient plus distincts. On entendait de plus en plus une agitation dans la maison. Les hôtes nombreux, surtout des européens, se précipitèrent rapidement dans les couloirs vers les escaliers et les ascenseurs. Un terrible tremblement de terre de l’une des années passées était encore vif dans la mémoire des gens! Moi aussi je sursautais pour gagner le plein air. Je voulu déjà inviter le collègue avec lequel j’étais en train de parler, de se dépêcher, mais en ce moment, je remarquai à mon grand étonnement qu’il restait assis immobile, les mains croisées, les yeux presque fermés comme si rien autour de lui ne l’intéressait. Il ne semblait pas être indécis ou hésitant. Au contraire, il semblait être quelqu’un qui fait des choses d’une manière tout à fait naturelle sans va-et-vient. Il avait l’air tellement étonnant et déterminé que je m’arrêtais au lieu de l’abandonner à son sort – bien sûr avec un fort sentiment d’angoisse. Puis je repris ma place en face de lui sans me demander ce que cela signifiait, ni s’il était recommandable de rester, comme figé – je ne sais pas pourquoi – comme si rien ne pouvait m’arriver.
De cette façon, de longues minutes de peur passèrent. Quand le tremblement de terre fut passé – on dit qu’il avait duré très longtemps – mon collègue continua la conversation au même point où il l’avait interrompue sans dire un mot de ce qui venait de se passer. Moi pour ma part, je n’étais plus capable d’écouter attentivement et certainement je donnais des réponses sans valeur.
La terreur à peine surmontée, encore vivante, je me posai la question: « Qu’est-ce qui m’avait retenu de me sauver ? Pourquoi n’ai-je pas suivi mon besoin instinctif ? À ces questions je ne trouvai pas de réponse qui aurait pu me soulager.
Quelques jours plus tard j’appris que ce collègue japonais était un bouddhiste zen et qu’il s’était mis dans un état d’une grande concentration, ainsi il était « inattaquable ».

Cela paraît d’être énorme, mais au fond, le zen n’est rien d’exceptionnel, c’est plutôt l’activation du potentiel humain entier.

Un autre exemple : Maître Deshimaru, le fondateur du temple zen en France dans lequel je pratique régulièrement de la méditation, a raconté que pendant la deuxième guerre mondiale il devait apporter de la munition du Japon en Indonésie. Sur la mer ils étaient attaqués par des avions. Tout le monde était paniqué. Lui, il s’est mis en zazen sur la proue du bateau et son bateau fut le seul qui fut sauvé.

Dans le bouddhisme, on ne parle pas de la confiance en Dieu. Dans le bouddhisme, on ne connaît pas de Dieu qui agit en dehors des êtres ou qui exerce une influence sur eux de l’extérieur. On parle plutôt d’une puissance fondamentale qui pénètre tout et qui est créative à tout instant, qui crée des formes selon des conditions et des causes karmiques et de l’ordre cosmique. Cette puissance ne peut pas être saisie. On ne peut pas la saisir comme on ne peut pas saisir Dieu, même pas par l’image d’un Père divin.

Si les causes karmiques sont bonnes, les oiseaux peuvent se nourrir et les lys fleurissent en toute beauté. Et c’est à nous de créer de bonnes causes karmiques, alors les oiseaux et les lys iront bien et nous-mêmes aussi.

Comment cela peut fonctionner ?

Pour s’approcher du zen, il faut que j’explique un peu plus.

Maître Deshimaru dit : « Zen, c’est zazen. »

Il y a quelques années, on a demandé le maître zen Shunryu Suzuki, qui avait fondé un centre à San Francisco, de faire une conférence sur le zen. Il monta sur le podium, il s’inclina, il s’assit en zazen et resta ainsi pendant une heure. Puis il s’inclina de nouveau et s’en alla.

En fait, on ne peut pas expliquer zazen. Les mots, qui sont toujours liés à des idées, constituent un obstacle.

Un maître zen a dit : « Pour consoler les enfants, Bouddha libérait les mille mots d’or de sa bouche. Depuis, le monde est plein de broussailles d’épines. »

Il ne manquait pas de respect en disant cela. Bouddha lui-même avait hésité à transmettre son enseignement, parce qu’il savait qu’on ne le comprend guère sans pratique méditative. Sans elle on risque de devenir prisonnier des mots et des idées. Voilà pourquoi nous sommes assis en silence en nous concentrant sur la posture du corps et la respiration.

Pour faire zazen on s’assoie sur un coussin dans la posture du lotus ou demi-lotus – on peut aussi s’asseoir sur une chaise – le bassin bien basculé en avant de manière qu’on puisse étendre la colonne vertébrale et la nuque, le regard est posé à un mètre devant soi. Les mains sont mises l’une dans l’autre, la main gauche dans la main droite, les pouces se touchent, les tranchants des mains sont en contact avec le bas-ventre. Cette posture stimule les voies de l’énergie, les méridiens qu’on connaît de la médecine traditionnelle chinoise.

Dans cette posture les mains sont ouvertes et réceptives, elles ne saisissent pas, elles ne refusent pas. Saisir et refuser sont des activités qui correspondent aux poisons principaux de l’esprit : l’avidité et la haine.

La respiration est profonde. En expirant, le diaphragme est pressé vers le bas de la façon qu’une pression se fasse contre les tranchants des mains qui active le „hara“, le centre énergique du corps.

L’esprit est ouvert. Les pensées peuvent aller et venir, on ne les suit pas, on ne les réprime pas. L’esprit est sans but, sans intention ce qu’on appelle „mushotoku“, sans but d’obtenir quelque chose, une bonne santé par exemple, devenir fort et habile dans les arts martiaux, ou l’éveil.

Zazen est l’expression de notre nature de bouddha éveillée et non pas le cheminement vers elle. Chaque intention limite l’esprit, comme par exemple quand on cherche un mot, on ne s’en souvient qu’au moment où on a abandonné l’intention de s’en souvenir.

Maître Eno (638-713), le sixième patriarche du zen, était un pauvre vendeur de bois. Il s’éveilla en entendant un vers du Sûtra du diamant : « Quand l’esprit ne stagne sur rien, le vrai esprit apparait. » Il alla dans le temple de Maître Konin qui s’aperçut de son éveil. Maître Konin demanda à ses élèves d’écrire un poème pour démontrer leur connaissance. Son élève le plus ancien écrivit :

Notre corps est comme l’arbre de la Bodhi.
Notre esprit est comme le miroir précieux.
Ainsi devons-nous chaque jour l’épousseter,
Afin que la poussière ne s’y dépose pas.

Maître Eno répliqua :

Il n’y a pas d’arbre de la Bodhi
Ni de miroir précieux.
Tout est vacuité, ku.
Où donc la poussière pourrait–elle se déposer ?

Finalement il n’y a rien à saisir, ni le bien, ni le mal, ni le pur, ni l’impur. De même, l’effet de zazen n’est pas saisissable.

Maître Dogen (1200-1253), un des plus grands maîtres du zen, écrivait :

Étudier la voie du Bouddha, c’est s’étudier soi-même. S’étudier soi-même, c’est s’oublier soi-même. S’oublier soi-même, c’est être un avec les dix milles existences. Être un avec les dix milles existences, c’est dépouiller son propre corps et son propre esprit comme le corps et l’esprit de l’autre. Les traces de l’éveil disparaissent mais cette réalisation sans trace se prolonge très longtemps.
(Shobogenzo, Genjo Koan)

L’essentiel c’est qu’au moment de ma pratique toute la terre et le ciel entier dans les dix directions soient complètement unis avec la vertu de mes actions. Les autres ne le savent pas, moi-même, je ne le sais pas, mais c’est comme cela.
(Shobogenzo, Gyoji)

 Un effet à travers l’espace et le temps.

Zazen est le dévouement absolu à cet esprit qui n’est séparé de personne et de rien. On peut le nommer Bouddha, Esprit, Dieu, Allah.
L’analogie ou je dirais l’égalité de Dieu et de l’Esprit est exprimée le mieux au début de l’évangile selon Jean :

Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.

Dans le Sûtra du Cœur il est dit : « La forme est le vide, le vide est la forme. »

Quoi qu’il en soit, on ne peut pas définir, ni comprendre le pouvoir ultime qui agit. L’existence entière et aussi notre vie, sont l’expression de ce pouvoir. Qu’y-a-t-il d’autre à chercher ?

En 1960, lors d’une conférence entre des enseignants du zen et des psychanalystes qui voulaient comprendre le zen, le maître zen Suzuki compara deux poèmes, l’un du poète britannique Tennyson (vers 1890) et l’autre d’un poète zen Basho (né en 1644).

Le poème de Tennyson :

Fleur dans le mur lézardé,
Je t’arrache des petites fentes du mur,
Avec tes racines je te tiens dans ma main,
Petite fleur – mais si je pouvais comprendre,
Ce que tu es avec tes racines et dans l’ensemble,
Je comprendrais alors ce qu’est Dieu et l’homme.

Le poème de Basho:

Quand je regarde de près,
Je vois un nazuna en fleur
Au pied d’une haie.

Dans la traduction on ne voit pas très bien que ce texte japonais exprime un événement joyeux. Le poète occidental est embarrassé. Le poète zen est totalement touché par la fleur.
L’homme regarde la fleur. La fleur regarde l’homme.
Sans aucune nécessité d’arracher la fleur, de la détruire ou de l’analyser – simplement contempler la fleur.
Devenir un avec la fleur, un avec la splendeur des lys dans les champs et les oiseaux dans le ciel. Une expérience bouleversante qui met souvent des larmes de bonheur dans les yeux des pratiquants du zen.

Maître Ryokan (1758-1831) écrivait :

La pluie a cessé, les nuages ont disparu
Et le temps est limpide à nouveau.
Si votre cœur est pur,
Alors toutes choses de votre monde sont pures.
Abandonnez ce monde fugitif, abandonnez-vous,
Alors la lune et les fleurs vous guideront sur la Voie.

 Les derniers vers évoquent :

Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné en plus.
(Matthieu 6,33)

Quand en zazen l’esprit s’est calmé, quand tout est abandonné, le « véritable esprit », ou Dieu, peut se manifester et l’ordre naturel de la nature se réalise.

–          Les lys dans les champs fleurissent.
–          Les oiseaux sous le ciel peuvent se nourrir.

Ryokan le décrit ainsi:

Sans objet la fleur invite le papillon.
Sans objet le papillon rend visite à la fleur.
Lorsque la fleur s’ouvre, le papillon arrive,
Lorsque le papillon arrive, la fleur s’ouvre.

Augustin disait : « Aie confiance en Dieu et fais ce que tu voudras. »

Le maître zen Bunan (17ième siècle) disait :

Meurs pendant que tu es vivant, et sois complètement mort.
Ensuite fais ce que tu veux, tout sera bien.

Alors les lys dans les champs peuvent fleurir et les oiseaux peuvent chanter.

La confiance en Dieu ou dans l’ordre cosmique est importante pour que l’expression « Fais ce que tu voudras » ne mène pas sur des voies mauvaises ou à l’arbitraire et au libertinage, ce qui détruirait à la fin les lys, les champs, les oiseaux et nous-mêmes.

Maître Ryokan va encore plus loin. Il dit dans un poème : « Entre dans la vie le plus profond que possible et tu seras capable même d’abandonner les fleurs. »
Après un tremblement de terre avec plus de mille morts, il faisait un poème encore plus radical :

Quand tu rencontres un malheur, il est bien de rencontrer le malheur.
Quand tu meurs, il est bien de mourir.
C’est la meilleure façon d’échapper au malheur.

Eduard Mörike a écrit ce poème :

Dieu, envoie nous ce que tu voudras,
Ce qu’on aime, ce qui fait mal.
Je suis certain que tout s’écoule de tes mains.

La confiance absolue en Dieu.
La confiance absolue dans l’ordre cosmique.
La confiance absolue en zazen.

Vous voyez : Finalement on ne peut pas parler du zen. Mais on peut exprimer beaucoup de mots et peut-être ainsi donner une petite idée de ce qu’est le zen, et que le christianisme et le zen ne sont pas tellement éloignés l’un de l’autre.

Traduit de l’allemand

Notes bibliographiques des citations :

Eugen Herrigel, « Der Zen-Weg », München, 1958
Michel Bovay et al., « Zen », Paris 1993
Meister Ryokan, « Alle Dinge sind im Herzen », Freiburg, 1999
Meister Dogen, « Shobogenzo », Heidelberg-Leimen, 2001
Erich Fromm, Daisetz Teitaro Suzuki, Richard de Martino, « Zen-Buddhismus und Psychoanalyse », München, 1963