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Échange avec Roland Yuno Rech, tiré de l’émission télévisée « Voix Bouddhistes », à propos de la quête de sens dans nos sociétés. (2006)
Catherine Barry : Bonjour à tous. Les Français sont en Europe les plus gros consommateurs de médicaments psychotropes et le phénomène gagne peu à peu l’ensemble des pays industrialisés. Nous vivons une crise où la perte de sens est évidente, la perte de repères aussi, la perte de désirs constructifs également, le tout se nourrissant de nos peurs et du sentiment d’insécurité qui ne cesse de croître dans nos sociétés. La sagesse pragmatique du bouddhisme peut-elle nous aider à trouver notre place en ce monde et à ne plus vivre déchiré en permanence ? Peut-elle nous aider à être en accord avec nous-mêmes, avec les autres et avec le reste de l’univers ? Réponse tout de suite avec Roland Rech.
Roland Rech, bonjour. Vous êtes l’un des principaux responsables de l’A Z I : l’association zen internationale, dont vous êtes un des vice-présidents également. Vous êtes moine dans la tradition du Mahayana. Vous enseignez le zen, l’enseignement du Mahayana, et la pratique de zazen un peu partout en Europe, en France et plus particulièrement au Dojo de Nice, Nice où vous résidez. On va essayer d’expliquer ce qu’est cette perte de sens et la resituer dans son contexte pour comprendre comment fonctionne ce phénomène. Donc cette perte de sens est inhérente à notre société d’hyperconsommation, une société qui attire notre attention vers l’extérieur au lieu de nous aider à nous relier à notre intériorité, si l’on peut dire ?
Roland Rech : Oui, je crois qu’il ne peut pas y avoir de sens s’il n’y a pas relation avec le fondement même de notre vie. Autrefois, le fondement de la vie était conçu comme une relation à Dieu, à une croyance religieuse qui nous reliait à une vérité transcendante, à un Dieu créateur qui justifiait notre existence, donnait une direction à suivre pour aboutir à une réconciliation avec lui et accomplir sa volonté, donc aboutir au salut. Et puis il se trouve que, depuis plus d’un siècle maintenant, cette foi n’anime plus la majorité des gens qui vivent en France et en Europe et donc on se trouve avec une absence de fondements dans une vérité profonde de l’existence. Du coup, cette absence d’éveil à la vérité profonde de notre vie fait que l’on cherche des compensations un peu partout, dans la consommation, dans l’avoir, au lieu de s’enraciner dans l’être.
C.B. : Ce sentiment d’absurdité de l’existence est un sentiment que vous avez très bien connu, donc c’est important d’en parler, justement parce que vous pouvez en témoigner vraiment et concrètement ?
R.R. : Pour moi, ça a été le point de départ de ma quête spirituelle. A un moment, je me suis rendu compte que, non seulement je ne pouvais plus adhérer à la foi religieuse de mon enfance, mais que les grandes idéologies du XXème siècle avaient toutes abouti à des catastrophes et à l’opposé de ce qu’elles voulaient instaurer, c’est-à-dire plus de justice, plus de vérité, plus de liberté dans la vie des hommes entre eux. Et donc je me demandais vraiment : « Pourquoi vivre, à quoi bon vivre ? »
Et ça a été le début de ma quête spirituelle et pour cela, je suis parti en voyage pour essayer de décanter un peu tout ce que j’avais reçu comme éducation et pour essayer, à travers un contact avec le monde et un contact avec moi-même, de trouver s’il n’y aurait pas une expérience qui puisse être fondatrice d’un nouveau sens de la vie, qui soit liée à une expérience intérieure et à une expérience de la relation au monde et pas simplement à la transmission de valeurs par la société, par l’éducation, par la famille, auxquelles je n’adhérais plus.
C.B. : En fait, ce qui vous a conduit, si l’on peut dire, c’est à la fois le sentiment d’absurdité de l’existence, ce non-sens et en même temps cette douleur, cette souffrance terrible de faire face à tout ça ?
R.R. : Oui. Quand j’ai découvert le bouddhisme, je me suis rendu compte que c’était la même expérience que celle du Bouddha Shakyamuni, qui s’est rendu compte de l’absurdité d’une vie dans laquelle on est, on vit, on souffre, on devient malade et on finit par mourir. On ne peut pas garder ce que l’on aime. On est soumis à toutes sortes de pertes, de deuils. On ne peut pas éviter ce que l’on n’aime pas. Ce sont les grandes bases de la souffrance. Et donc j’ai fait l’expérience de la pratique de zazen au Japon et à ce moment-là, d’un seul coup, cette question du sens de la vie s’est évaporée. Dans la pratique de zazen, on est totalement concentré sur la posture du corps, sur la respiration, totalement intime avec soi-même et l’esprit dualiste ne fonctionne plus. Le cerveau gauche est calmé et on vit dans un état de totale présence à ce que l’on est, sans y penser consciemment. C’est une expérience « d’être » profondément, au-delà de toute pensée, donc au-delà de toute question du sens, donc au-delà de toute séparation. C’est comme retrouver son unité, à la fois intérieure et avec son environnement. Et cet état de plénitude d’être est tellement satisfaisant qu’on n’a même pas besoin d’y ajouter quelque chose. Il n’y a pas besoin d’y rajouter du sens. Par contre, à partir de cette expérience de zazen, j’ai continué à vivre en faisant zazen chaque jour et, en vivant dans la vie quotidienne et en approfondissant l’essence de cette expérience de zazen, je me suis rendu compte qu’elle était porteuse de sens. C’est-à-dire qu’elle me met en contact avec une dimension de l’existence dans laquelle je me sens tout à fait proche des autres, en unité avec les autres, en unité avec la nature, en unité avec ce que je fais. Et à ce moment-là, la pratique devient une véritable réalisation de notre unité d’être ici et maintenant avec notre activité et, de plus, cette activité, on la dédie aux autres.
C.B. : Donc le sens finalement que l’on trouve dans tout ça, c’est la plénitude de l’instant et se sentir relié – en interdépendance, comme disent les bouddhistes – avec l’univers et avec les autres et d’abord avec soi-même ?
R.R. : C’est cela. Et d’abord avec soi-même et avec ce que l’on fait. Je suis là, ici et maintenant, UN, avec ce que je fais et je n’ai pas besoin d’y ajouter quelque chose. Cela, c’est la dimension absolue de la pratique et je crois qu’elle est nécessaire pour trouver la paix de l’esprit, pour se relier à notre véritable nature de Bouddha, à notre nature éveillée, qui est sans dualité, qui est vraiment UN.
C.B. : Il y a un point important qu’il faut peut-être expliquer en deux mots : c’est comment, par la pratique, parvient-on à cette non-dualité ?
R.R. : C’est fondamentalement par l’attention au corps. Parfois les gens disent : « Mais la posture de zazen est très difficile, donc le zen n’est pas fait pour moi. » Non, ce n’est pas simplement une posture du lotus, dans laquelle on met les jambes croisées dans une posture qui peut paraître un peu difficile. C’est être attentif à toutes les postures de son corps dans la vie quotidienne, à tous les gestes de la vie quotidienne : dans l’action de manger, dans l’action de balayer lorsqu’on balaye, dans l’action de marcher lorsqu’on marche, être vraiment UN avec son corps. D’autre part, c’est aussi arriver à laisser passer les pensées qui provoquent la dualité, la séparation, qui fait que l’on est constamment comme parasité par un courant de pensées qui nous empêchent de vivre pleinement ce que nous sommes en train de vivre et pour cela, la concentration sur la respiration est la meilleure de toutes les pratiques. Si on est vraiment UN avec son souffle, le souffle est comme un vent qui balaye vraiment toutes les pensées parasites et nous permet de retrouver un esprit frais, un esprit neuf et d’être vraiment en contact, à la fois avec soi-même et avec l’autre. Et quand je dis avec soi-même, c’est à la fois être en contact avec nos motivations, avec nos désirs, avec ce qui nous anime, mais aussi être en contact avec la dimension la plus profonde de notre vie, qui est ce qu’on vient d’évoquer précédemment, c’est-à-dire cette vie en relation avec les autres. Donc finalement me relier à l’autre, à travers toutes mes activités, devient le sens de mon existence et c’est porteur d’une éthique qui vient réparer, je crois, et refonder cette crise de sens, ce nihilisme de notre société actuelle qui fait que, pour beaucoup de gens, rien n’a plus de sens. Donc, c’est comme le disait un des héros de Dostoïevski : » Si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Donc tout est absurde, il n’y a pas de signification particulière vers une chose plutôt qu’une autre.
C.B. : ET cela permet de combattre également ce formidable sentiment de solitude, qui est le lot d’une majorité de personnes dans nos sociétés ?
R.R. : La foi, dans sa dimension absolue, c’est l’expérience de la non dualité : c’est être UN avec soi-même, UN avec Bouddha, UN avec l’autre. Dans sa dimension relative, c’est la confiance que nous avons dans les enseignements du Bouddha, dans l’expérience aussi qu’on réalise en zazen, et donc c’est cette confiance qui va nous donner l’énergie de vivre, de prolonger dans tous les actes de la vie quotidienne ce que nous expérimentons dans la pratique de la méditation. Il faut cette foi pour mobiliser l’énergie et pour ne pas trahir, dans notre manière de vivre, ce que nous expérimentons dans la pratique de la méditation. Donc cette foi est absolument fondamentale et, pour beaucoup de gens, cette foi fait défaut, parce qu’elle était référée à une croyance extérieure à eux, dont ils n’avaient pas l’expérience. Pour moi, ce que l’expérience de zazen m’a apporté, c’est qu’elle m’a permis de retrouver le fondement à l’intérieur de moi-même, dans l’expérience de ce qui est, finalement, la foi de toutes les grandes traditions religieuses, qui fonde toutes les grandes vertus et tous les grands préceptes de tous les systèmes éthiques.
C.B. : Donc, souvent, quand on a des problèmes de sens et de doute, on se pose beaucoup de questions : » Pourquoi ci, pourquoi ça, pourquoi j’existe etc.. ? » Alors qu’en fait, quand on commence à trouver du sens aux choses, on passe du pourquoi au comment. Mais comment se passe le déclic ?
R.R. : Oui. Je voudrais même dire que le pourquoi a deux aspects :
– Il y a le pourquoi en un seul mot, qui me réfère au passé, qui me réfère au karma.
Quand le Bouddha s’est interrogé sur le sens de la souffrance, il a répondu d’abord à la question du pourquoi : pourquoi on souffre ? A cause de notre karma passé, à cause de nos illusions, à cause de notre ignorance. Et ceci donne un sens à la souffrance.
Or ce sens à la souffrance est fondamental, parce qu’à partir du moment où elle a un sens, on va pouvoir travailler à la résoudre et donc à s’en libérer.
– Il y a le pour quoi en deux mots, c’est-à-dire : pour quoi je vis ? A quoi je vais destiner les années qui me restent à vivre ? Et à partir de l’expérience de notre non séparation d’avec tous les êtres, le pour quoi va être : pour venir en aide à tous les êtres qui souffrent, pour accomplir les vœux de bodhisattva, donc résoudre la souffrance pour moi-même et pour les autres, dans la non dualité entre soi et les autres.
C.B. : Ce qui est très important aussi, comme vous le dites, c’est que, quand on fait les choses pour les autres, on les fait aussi pour soi-même, donc on se guérit déjà soi-même ?
R.R. : Oui, parce qu’en fait, il y a une non séparation entre soi et les autres et ce que l’on fait pour l’autre, on le fait en réalité pour soi-même, parce qu’il y a une interdépendance entre les deux.
C.B. : Oui, c’est très important. Quel est le message essentiel de cette émission, s’il fallait retenir un message ?
R.R. : Pour moi, l’expérience fondamentale que j’ai faite à partir de la pratique du zen, c’est qu’au fond, le sens réside en nous-mêmes et il faut vraiment avoir confiance en cela. La question que les êtres humains se posent sur le sens de l’existence ne peut pas être répondue en se tournant vers le monde extérieur, mais en ayant un regard intérieur, qui nous permet de réaliser la véritable nature de notre propre existence. Et le sens de l’existence va être, en ce qui me concerne en tous les cas, de vivre en harmonie avec ce que je découvre de ma vérité intérieure.
C.B. : Et il faut être patient aussi, je crois, il faut le dire, car pour la pratique, il faut du temps ?
R.R. : Oui, il faut être patient, car même en ayant réalisé un certain degré d’éveil, un certain degré de compréhension du sens de notre existence, vivre vraiment sans trahir cette réalisation, c’est difficile, parce que nous avons toutes sortes de mauvaises habitudes, tout un karma passé qui fait qu’on va répéter, malgré qu’on ait compris que c’est une erreur, on va répéter les erreurs. Donc il faut énormément de patience pour résoudre ses propres erreurs, ses propres illusions et puis aussi beaucoup de patience pour aider les autres. Et aider les autres implique aussi d’avoir recours à des moyens habiles, à une sagesse qui va consister à se mettre à la place de l’autre, comprendre comment il fonctionne, qu’est ce qui serait le plus utile, pour lui, en ce moment, au niveau d’une parole ou d’une action, et cela demande énormément de patience. Donc effectivement la patience est une des grandes vertus de tous les bouddhas et j’espère améliorer les miennes !