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Par Olivier Rabary, dojo de Nice (France)
Résumé : Olivier Rabary, médecin anesthésiste, spécialisé et formateur en traitement de la douleur, en soins palliatifs et en éthique des pratiques médicales, partage avec nous son expérience clinique éclairée par les principes bouddhistes qui prévalent à l’approche de la mort ou plutôt lors de la « vie finissante ». En fin de vie il existe souvent des douleurs physiques et une souffrance morale, relationnelle, sociale et spirituelle. On parle alors de « souffrance globale » nécessitant une approche personnalisée et coordonnée de plusieurs intervenants. La vocation de l’accompagnement et des soins palliatifs est de soulager ces souffrances et de limiter leur impact sur les proches. Après une description des traits physiques et psychologiques de la fin de la vie et des différentes étapes parcourues par le mourant et par les proches endeuillés, Olivier Rabary évoque l’importance que revêt la dernière pensée consciente dans le bouddhisme. En cas de « sédation en phase terminale », entraînant une perte de conscience et administrée uniquement pour faire cesser des souffrances intolérables et réfractaires aux traitements habituels, il peut alors se poser un dilemme éthique. On verra que l’exercice du soin et de l’accompagnement, en particulier en fin de vie, permet d’actualiser la voie du bodhisattva par la compassion et l’écoute des besoins des êtres qui souffrent. Olivier Rabary articule les concepts d’euthanasie, de suicide médicalement assisté avec la position de l’éthique bouddhiste. Ensuite il aborde la notion d’unité du corps et de l’esprit, shinjin, ou comment l’accompagnement permet de pratiquer les « Quatre Illimités ». Les soins palliatifs n’ont pas pour objet de prolonger inutilement la vie, mais d’améliorer la qualité de la vie qui est présente et qui souffre sans hâter volontairement son terme. La mort, souligne Olivier Rabary, n’est pas l’affaire de la seule personne qui meurt, c’est un événement communautaire, social, qui actualise une solidarité en humanité et l’interdépendance entre tous les êtres sensibles.
« Il n’y a rien a rejeter dans vie et mort et aucun nirvana a espérer en dehors de vie et mort »
Maître Dôgen
Le mourant est avant tout un être vivant, un être de relation et, même si ses capacités sont réduites, il reste en contact avec son entourage. C’est dans ce cadre relationnel que nous allons aborder l’approche de la fin de vie. Il est artificiel distinguer le « mourant » dans le processus de la vie finissante. Il existe en effet une continuité entre vie et mort comme nous l’enseigne le bouddhisme. A contrario les modifications physiques et l’évolution psychologique observées en fin de vie sont caractéristiques et méritent d’être évoquées. Dans une première partie j’aborderai donc ces transformations de la phase ultime. J’évoquerai ensuite les valeurs engagées et les questionnements éthiques qui se font jour dans ce contexte et je soulignerai les points de convergence entre la pratique de l’accompagnement, les soins palliatifs et le Dharma. J’aborderai la question de l’accompagnement spirituel en établissement de soin et enfin je finirai par ce que nous appelons une « vignette clinique » à propos d’une situation en fin de vie, ce qui permettra d’illustrer mon propos.
Roland m’a invité à intervenir dans cette journée de formation des enseignants de l’ABZE à cause de mon expérience, en tant que médecin, du traitement de la douleur et de la médecine palliative en centre hospitalier universitaire. En lisant l’énoncé du titre de cette journée je me suis posé la question suivante : Qu’est-ce qu’un mourant? Si on prend la définition du dictionnaire Littré, le mourant est « celui qui se meurt, qui porte la marque d’une mort prochaine ». Qu’est-ce que la marque d’une mort prochaine ? Dès qu’on pousse la porte de la chambre d’un mourant on peut observer cette marque. Je vais essayer de décrire les traits physiques et psychologiques de la fin de la vie. Cela nous sera utile pour aborder les spécificités du soin et de l’accompagnement des mourants.
La personne mourante vit dans son corps et son esprit sa propre finitude et cette expérience est à la fois commune et totalement unique, personnelle. Un travail très important a été réalisé par Elisabeth Kübler-Ross, médecin psychiatre suisse, qui a longuement étudié auprès des mourants et a décrit les différentes étapes psychologiques parcoures par la personne en fin de vie. Cette progression s’observe chez le mourant mais aussi chez les proches endeuillés et dans toutes les situations de perte affective au cours de la vie.
La première étape est celle de l’annonce au malade des mauvaises nouvelles, lorsque plus aucun traitement n’est susceptible de guérir ou de contrôler la maladie. Cette annonce provoque un choc, un état de sidération des capacités mentales. Souvent ce traumatisme déclenche une réaction de déni de la mort à venir. Cette phase de déni est plus ou moins prolongée et parfois malheureusement entretenue par la famille, elle-même dans le déni, voire par des médecins dans le « tout curatif » avec pour conséquence de barrer l’accès à la réalité. Ensuite Kübler-Ross décrit la phase de colère sous la forme d’une agressivité dirigée contre les médecins, les proches, les personnes les plus bienveillantes. Colère envers la maladie, la mort qui se profile et ne peut plus être niée car elle s’annonce dans le corps physique. Agressivité dirigée aussi vers soi-même sous la forme d’une culpabilité. Puis c’est la phase de la négociation, du marchandage où le malade recherche obstinément ce qui viendrait infirmer un pronostic funeste ou empêcher une évolution inéluctable. Ensuite c’est une phase de tristesse, de repli sur soi, de désir d’isolement. On parle de repli dépressif qui précède la résignation fataliste devant l’évidence, et dans le meilleur des cas une véritable acceptation, un lâcher prise. Cet accueil de la mort qui s’approche peut être l’occasion d’un questionnement sur le sens de sa propre vie, sur l’actualisation du mourir dans son corps comme expérience réelle et la prise de conscience de ce qui se perd réellement à ce moment.
Cette chronologie rigoureuse ne s’observe qu’exceptionnellement. Ce que l’on constate le plus souvent ce sont des allées et venues entre ces différents stades. Pour l’accompagnant, cette transmigration d’un état de conscience vers un autre état de conscience est simplement à accueillir. Le soignant, l’accompagnant laïc ou spirituel, se doit de connaître ces différentes phases afin de les recevoir avec bienveillance et à agir en harmonie avec la situation 2 2présente. Il serait aussi néfaste de réagir négativement à un état mental particulier que de chercher à forcer une évolution qui ne peut se faire qu’au rythme de la personne.
Le mourant vit donc la finitude de son propre corps, de sa chair. Les proches assistent aussi à la déchéance progressive, physique, cognitive et psychique de l’être cher et jouent un rôle important par l’image qu’ils lui renvoient en miroir. Une fatigue intense que le sommeil ne répare plus s’installe progressivement avec, une faiblesse et une lenteur dans les mouvements. Les gestes de la vie ordinaire, de la toilette, des repas et de l’accomplissement des besoins de bases deviennent de plus en plus difficiles. La gêne à se mouvoir, à modifier par soi-même une position douloureuse ou inconfortable va progressivement faire place à une dépendance totale aux soignants et aux aidants. On constate une perte des repères temporels et le mourant peut dormir toute la journée et se réveiller la nuit.
L’entourage doit s’adapter à ces modifications et, dans les unités d’hospitalisation spécialisée, il est de règle de ne pas réveiller un patient pour se plier à une organisation des soins, des visites médicales ou des repas. Les visites des proches se font librement de jour comme de nuit. Il est possible pour un proche de rester auprès du mourant 24h/24h en bénéficiant d’un soutien par l’équipe soignante. Il peut survenir en fin de vie un état d’angoisse, d’agitation ou de confusion et parfois un véritable delirium. Les perceptions s’altèrent progressivement: l’ouïe baisse et il ne faut pas hésiter à élever la voix ou parler dans l’oreille, ni à se présenter à chaque visite car la vue s’altère aussi. Le tact est le sens le plus longtemps conservé et il est important de privilégier le contact physique en développant le toucher avec l’autorisation de la personne. Progressivement la respiration devient plus lente, irrégulière avec des pauses et parfois des râles agoniques. Le teint devient pâle, terreux. Parallèlement la conscience s’altère, la tension artérielle baisse, le pouls devient faible puis filant et puis les derniers mouvements respiratoires réflexes (gasps) surviennent. La perte totale de conscience, l’arrêt du cœur et de la respiration signent le trépas.
Les textes canoniques bouddhistes identifient trois critères de mort. Ces critères sont : la disparition de la conscience, de la chaleur et de la vitalité. La vitalité, c’est « le souffle vital » de la médecine ayurvédique. C’est une énergie qui 3 3régule le processus vital et qui est karmiquement déterminée. Au moment de la mort il va y avoir une dissolution des cinq agrégats d’appropriation, des cinq skandhas, et finalement le « courant d’états successifs de conscience » va transmigrer selon les lois de causalité et devenir disponible pour une nouvelle naissance.
Il est nécessaire d’évoquer l’importance que revêt la dernière pensée consciente chez le mourant dans le bouddhisme. En effet une ultime pensée repentante, un vœu formulé peuvent infléchir le karma d’une vie délictueuse. Cette notion peut être, en fin de vie, source de confusion pour les soignants bouddhistes. En effet on peut être amené à administrer à des mourants qui présentent des souffrances exceptionnellement intenses, des sédatifs susceptibles de modifier, sans le rechercher, leur état de conscience. En outre et dans des circonstances où même des doses élevées de morphine ne permettent pas de contrôler les douleurs on peut, avec l’accord du patient, débuter ce qu’on appelle une sédation en phase terminale. Cette sédation qui s’accompagne d’une perte totale conscience va être poursuivie jusqu’au décès du patient qui peut survenir en quelques heures ou quelques jours. Cette sédation n’a rien à voir avec une euthanasie, c’est comme une anesthésie générale qui se poursuit jusqu’au décès. La perte de conscience, recherchée afin de calmer des souffrances réfractaires, peut poser problème compte tenu de l’importance de la dernière pensée consciente dans le bouddhisme. Comme je l’ai précisé, cette sédation ne peut être mise en œuvre qu’avec l’accord du patient et donc celui-ci a la possibilité de se préparer spirituellement avant de dormir. On peut se poser aussi la question suivante : un mourant souffrant de douleurs intolérables peut-il avoir une dernière pensée apaisée ? Il est donc justifié, dans ces circonstances, au nom d’un principe d’humanité et par compassion, de faire cesser des souffrances intolérable.