Être un bodhisattva selon maître Dogen

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“Les quatre pratiques du Bodhisattva”, échange avec Roland Yuno Rech, extrait de l’émission télévisée “Voix Bouddhistes”, à propos de l’actualisation de la voie du bodhisattva dans nos sociétés modernes. (2006)

Catherine Barry : Dans son enseignement, le Bouddha parle de quatre qualités dont la pratique permet de devenir peu à peu un authentique bodhisattva, c’est-à-dire un être qui va développer la capacité infinie d’aider tous les êtres à se libérer de la souffrance et à trouver le bonheur afin de réaliser l’éveil, comme le fit, il y a plus de deux mille cinq cent ans, le Bouddha Shakyamuni. Que sont ces qualités ? Notre invité Roland Rech va nous entretenir de ce sujet, à partir d’un enseignement donné au XIIIème siècle par le très grand maître Dôgen.

Roland Rech, bonjour. Vous êtes l’un des vice-présidents de l’AZI, l’Association Zen Internationale, vous en êtes donc l’un des principaux responsables. Vous êtes moine zen dans la tradition du mahayana. Vous enseignez le mahayana et la pratique du zazen un peu partout en France, en Europe, et à Nice bien sûr, où vous résidez. On va rappeler une chose importante, puisqu’on va parler d’un enseignement qui date du XIIIème siècle. Mais que ce soit l’enseignement de maître Dôgen ou que ce soit l’enseignement du Bouddha, il est bien sûr intemporel et universel ?

Roland Rech : Oui, tout à fait. L’enseignement du Bouddha pour les quatre pratiques était légèrement différent de celui de maître Dôgen. Dôgen s’en est inspiré. Le Bouddha parlait des quatre pratiques illimitées que sont : la compassion, la bienveillance, la joie sympathique, c’est-à-dire la joie dans laquelle on se réjouit du bonheur des autres et l’équanimité : quoiqu’il nous arrive, rester équanime, rester d’humeur égale. En ce qui concerne Dôgen, il a enseigné les quatre pratiques du bodhisattva, sous la forme du don, donc de la générosité ; sous la forme des paroles de bienveillance, paroles d’amour, paroles de sympathie ; sous forme d’actions de service, d’actions bienveillantes ; et puis la quatrième qui est très importante, c’est de ne pas se différencier des autres, de ne pas s’en séparer. Rester avec les autres, être comme eux, partager la condition humaine. Ce qu’a fait le Bouddha lui-même pendant les quatre-vingt ans de sa vie.

C. B. : C’est important de souligner que ces pratiques sont interdépendantes, ce qui les multiplie d’autant ?

R. R. : Oui, dans la conclusion de ce chapitre du Shôbôgenzô, maître Dôgen dit que finalement chacune des quatre pratiques contient les autres, ce qui fait qu’au lieu de quatre pratiques, il y en a seize, et on va voir en les examinant tour à tour, comment chacune contient les autres. La première, c’est la pratique du don, de la générosité et Dôgen insiste sur le fait que la pratique du don signifie : ne pas convoiter. Le don, pour être une pratique d’éveil et une pratique aidante, doit être examiné sous différents aspects : D’abord dans quel état d’esprit on donne, ce qu’on donne, et à qui on donne. Dans quel état d’esprit on donne ? On donne sans convoiter c’est-à-dire sans attendre de remerciements, sans même attendre des mérites à cause du don. L’état d’esprit du don, c’est donner de manière désintéressée, sans convoiter, sans attendre de remerciements. Mais aussi c’est donner éventuellement, même à des personnes qu’on ne connaît pas – Dôgen insiste beaucoup là-dessus – donner à quelqu’un qu’on ne connaît absolument pas, c’est un don parfaitement désintéressé. Et puis cela veut dire aussi, abandonner en nous l’esprit de choix et de rejet. Si je donne à ceux que j’aime et si je ne donne pas à ceux que je n’aime pas, cela veut dire que finalement je ne fais que prolonger mon propre attachement à travers le don. Donc le don n’est pas libérateur pour moi, si je choisis à qui je donne et si j’en attends un résultat. Donc le don doit être, comme on dit dans le zen, moshutoku, c’est-à-dire sans profit, sans attente de profit personnel. Mais en même temps, le don a de la valeur. C’est un grand mérite, c’est un des principaux mérites dans les pratiques bouddhistes : faire le don. On dit que, lorsque l’on donne, on acquiert des mérites, qui vont permettre par exemple une bonne renaissance, ou de diminuer le mauvais karma passé etc… Alors le bodhisattva va effectivement obtenir des mérites à partir de ses dons, mais ces mérites, il va les distribuer. Toute son action est de partager sa pratique d’éveil avec les autres. Donc, ce qu’il a fait de bien, même si ça lui rapporte théoriquement un mérite, un effet bénéfique pour lui, il va immédiatement le transférer aux autres.

C. B. : Oui, pour que les autres puissent parvenir à l’éveil, se libérer de la souffrance ?

R. R. : Voilà. Au lieu d’utiliser les mérites du don pour soi, pour atteindre plus rapidement le nirvana, la sortie du monde, comme on le pensait dans le bouddhisme originel, lui, il donne son énergie, sa vie pour tous les êtres. En fait, le don fondamental, c’est le don de sa vie. Et puis, ce qu’on donne aussi est important. Il y a les dons matériels, bien sûr, mais, notamment, de la part d’un bodhisattva ou d’un moine, ce qui est important, c’est le don de l’enseignement. Donc donner à la personne le don le plus haut, qui est le don du Dharma, pour l’aider à s’éveiller.

C. B. : Et donner son exemple aussi, qui est très important, parce que l’exemple est une valeur rare.

R. R. : Oui, parce que, malheureusement il est beaucoup plus facile de parler du don que de le pratiquer. Et donc, la meilleure façon d’enseigner le don, c’est de le pratiquer soi-même. Il y a un autre aspect que Dôgen souligne beaucoup, c’est de donner « la voie à la voie », c’est-à-dire se donner totalement soi-même à la voie, s’en remettre au dharma, s’en remettre à la pratique de zazen, de façon à ne plus faire qu’un avec la pratique. Vouer sa vie à la pratique. A ce moment-là, toute sa vie devient don, la plus haute dimension de l’existence, c’est-à-dire actualiser l’enseignement du Bouddha à travers ses paroles, ses actes et sa pratique.

C. B. : Il faut quand même souligner aussi qu’il peut être aussi difficile de donner que de recevoir ?

R. R. : Oui, car, quand on reçoit, souvent on se sent redevable. C’est une histoire d’ego, parce qu’on a l’impression d’être dans une position basse par rapport à quelqu’un qui est supérieur, parce qu’il nous donne. Alors que, dans le don, dans la voie du Bouddha, il y a une totale égalité entre celui qui donne et celui qui reçoit. Il n’y a pas une supériorité à faire un don et une infériorité à en recevoir un. C’est une relation d’échange et une totale égalité.

C. B. : On peut préciser pour terminer sur ce passage que donner rend également heureux et procure un grand sentiment de paix intérieure de sérénité ?

R. R. : Oui, parce que donner, c’est lâcher prise et en même temps se réjouir du bonheur de celui qui reçoit le don. Quand on donne, même si le don que l’on fait implique un petit sacrifice, au moment où on donne, on éprouve de la joie.

C. B. : Alors les paroles d’amour ? Cela aussi c’est très important, on va peut-être définir ce qu’entend Dôgen par le mot amour ?

R. R. : Evidemment il s’agit de la bienveillance. Ce ne sont pas des paroles d’amour au sens de paroles amoureuses. Dôgen était moine et je ne pense pas qu’il ait eu à exprimer des paroles d’amour au sens où nous l’entendons : déclaration d’amour. Quoiqu’on puisse dire que c’est une déclaration d’amour universelle, une déclaration d’aimer l’autre tel qu’il est. Alors que dans l’amour ordinaire, on aime l’autre, à condition qu’il réponde à nos attentes, à condition qu’il ait telles caractéristiques, qu’il fasse ce que l’on désire etc… Dans les paroles d’amour, c’est vraiment l’expression de la compassion. C’est à partir de l’esprit de compassion qu’apparaissent les paroles d’amour. Et ces paroles d’amour consistent à donner du réconfort et à parler aux êtres comme si on parlait à ses propres enfants. Donc en en prenant soin, en étant attentif, en étant bienveillant, en évitant les paroles brutales ou qui blessent.

C. B. : Troisième pratique : l’action bénéfique. Je vous laisse définir.

R. R. : L’action bénéfique, c’est l’action accomplie au service des autres. Cela va consister, aussi bien à aider un oiseau blessé – Dôgen donne ce genre d’exemple – à construire un pont ou un bac pour traverser une rivière. Tout le grand courant de l’action humanitaire actuelle, c’est l’action bénéfique. On peut dire que ce service rendu aux autres, ce travail fait comme service rendu, participe de l’action du bodhisattva.

C. B. : Là, il y a un point important, c’est la motivation avec laquelle on fait les choses ?

R. R. : Voilà. Pour que ce soit une action de bodhisattva, il faut que ce soit une action qui soit faite dans le but de soulager la souffrance des autres, de leur venir en aide, dans le but aussi d’éveiller leur propre esprit d’éveil. Car les gens qui reçoivent une action faite à leur intention, vont être touchés, et le fait d’être touché par l’action de quelqu’un d’autre, c’est comme être touché par des paroles bienveillantes, ça ouvre le cœur, donc ça rend réceptif et ça peut mettre en route un processus de changement. Par exemple une parole désagréable peut générer un conflit, mais une parole bienveillante, une parole d’amour peut apaiser les conflits, peut éviter même les guerres ou réconcilier des gens. Il en est de même pour l’action bénéfique.

C. B. : On va terminer par la dernière pratique : l’empathie.

R. R. : L’empathie, c’est très important. Généralement on parle de compassion. Mais il ne faudrait pas traduire compassion par sympathie, mais justement par empathie. Parce que, dans le mot sympathie, il y a quelque chose de l’ordre de la pitié, il y a quelque chose de l’ordre de l’émotion qui nous prend et dans laquelle on est complètement pris par la tristesse de l’autre. Par exemple, quelqu’un est triste, on devient complètement triste.

C. B. : Et dépendant de cette tristesse ?

R. R. : Voilà. Il y a une espèce de fusion, une espèce d’état émotionnel qui nous vient par contagion. Cela, c’est la sympathie. L’empathie, ça n’est pas ça. C’est à la fois être complètement soi-même, c’est-à-dire bien enraciné dans son être, et en même temps, avoir la capacité très rapide de se mettre à la place de l’autre, de ressentir ce qu’il ressent. Cela rejoint un peu la sympathie, mais le ressentir pour le comprendre, pour l’aider.

C. B. : Pas pour souffrir encore plus !

R. R. : Oui. C’est pour cela que les gens se demandent comment le bodhisattva peut faire le vœu de sauver tous les êtres et les soulager de leurs souffrances ? Le bodhisattva a de l’empathie, c’est-à-dire qu’il a la capacité de se mettre à la place de l’autre. Cela lui donne la sagesse, cela lui donne la compréhension de ce qui se passe et cela stimule sa capacité de trouver des moyens d’aider. Si on ne se met pas à la place de l’autre, on ne peut pas trouver l’action appropriée ou la parole juste qui va vraiment l’aider. Mais si on se met trop à la place de l’autre, on va être trop débordé par son émotion, dans sa douleur, et on va à la limite couler comme un noyé qui entraîne son sauveteur.

C. B. : On voit que les quatre pratiques en fait engendrent une action qui est juste ?

R. R. : Oui et l’action juste, dans le bouddhisme, n’est pas quelque chose de dogmatique, parce que le Bouddha a dit que ça, c’est juste et ça, c’est faux. L’action juste, c’est l’action qui exprime l’éveil, c’est à dire qui exprime la véritable nature de notre existence et qui, surtout, aide les autres à s’éveiller. C’est cela l’action juste, c’est l’action appropriée.

C. B. : En conclusion, que sont ces quatre pratiques pour Dôgen ? Que représentent-elles ? Ce sont des pratiques essentielles, on l’a compris, pour développer la qualité d’être du bodhisattva, et pour les gens plus ordinaires ?

R. R. : Je crois que pour tout le monde, ce sont des pratiques heureuses, c’est-à-dire que si on met ces pratiques au centre de notre vie quotidienne, nos relations avec les autres vont être meilleures, les personnes autour de nous vont ressentir du bonheur à notre contact. Cela va créer un cercle bénéfique dans les relations et surtout, ce qui est important, c’est de comprendre que ces actions du bodhisattva sont toutes tournées vers les autres, alors que, ce que l’on appelle les paramitas, quatre sur six sont des actions pour se perfectionner soi-même. Tandis que dans ces actions bénéfiques, ce sont vraiment des actions au service des autres. Mais évidemment, comme il n’y a pas de séparation entre soi et l’autre, c’est tout à fait du bonheur de donner du bonheur aux autres.

C. B. : Merci Roland.