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Conférence de Roland Yuno Rech – publié par l’AZI dans la revue Zen n° 93
Quel est le sens de notre rencontre ? Il dépend des attentes de chacun. Il n’y a pas de sens unique.
La quête du sens de la vie est une aspiration profonde à un absolu qui fonderait notre existence et sans lequel on éprouve un sentiment de manque et de frustration. Mais quêter un sens suppose qu’un phénomène, par exemple notre vie, soit le signe de quelque chose d’autre, une idée qui en serait la signification, la raison d’être et servirait à la justifier en lui donnant sa valeur propre. Ce processus de pensée nous installe d’emblée dans la dualité dont la méditation profonde peut nous sortir lorsqu’elle devient sans objet ni sujet, c’est-à-dire sans signification. C’est le sens de la libération. Car qui quête un sens ?
Cette question sur la quête de sens a été au centre de ma vie entre l’âge de 14 ans et 28 ans. Cette question m’a fait quitter un début de carrière professionnelle et partir en voyage autour du monde en quête d’un sens. Pour moi c’était vraiment vital et je n’aurais pu continuer à vivre si cette quête n’avait pas abouti. Et finalement je me suis retrouvé assis sur un zafu en zazen au temple d’Antaiji en juillet 1972 et lors de ce zazen, la question du sens m’a complètement quitté.
J’étais dans un état de grande paix, de grande liberté intérieure et je me suis rendu compte que tous mes doutes, tous mes questionnements s’étaient littéralement volatilisés. Alors est-ce que ça veut dire que le zazen avait répondu à la question ? Je ne pense pas, mais il avait simplement fait disparaitre le fonctionnement mental de l’esprit qui fait que l’on se pose ce genre de question.
Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de réalisation d’un sens, bien entendu, et c’est ça que je veux essayer d’articuler pendant cette conférence. D’abord en rappelant les grands principes de ce qu’est la méditation, puis ensuite de comment un sens apparaît à partir de cette méditation comme une sorte de cadeau qui est donné en surplus « par-dessus le marché ». Le sens, ce n’est plus ce que l’on quête dans la pratique, mais il surgit de la pratique, après coup.
Après mon retour en France, c’est la pratique avec maître Deshimaru qui m’a peu à peu fait comprendre ce qui s’était passé pendant ce zazen au Japon et réaliser toutes les implications de cette expérience de zazen par rapport à la vie. Et notamment, pour venir tout de suite à l’essentiel : à retrouver, je crois, le sens de l’unité de cette vie.
En effet, la quête du sens s’impose quand disparaît le sens de l’Un, quand l’esprit est comme contaminé par le mental dualiste qui domine dans notre monde actuel et exacerbe l’individualisme et les causes de conflits. La méditation permet de retrouver l’unité en soi et avec le monde : « notre visage originel d’avant la naissance de nos parents ».
Elle commence souvent quand, plongé dans la routine du quotidien, on est frappé par l’absurdité d’une vie machinale, le symptôme déprimant de « métro, boulot, dodo ». Avec la perte de la croyance en Dieu et l’échec des idéologies, dites libératrices, il y a une tension entre désir d’un sens qui donne une direction à notre vie et l’indifférence de l’univers qui provoque un sentiment d’absurdité de la vie quotidienne.
Albert Camus écrivait : « Il s’agit de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue. » La plupart des gens évitent cette question ou y répondent en tournant en rond à la poursuite de leurs désirs, quitte à sombrer dans la dépression quand ils s’épuisent. L’inconvénient de cet évitement ce sont les addictions dans lesquelles on risque de tomber, de la boulimie à l’état amoureux. Elles ont un sens : l’attente totalement satisfaite, enfin comblée, ce qui arrêterait la quête. Le nirvana serait ainsi le sens profond de tous nos désirs : la recherche de leur abolition. De plus, si Dieu n’existe pas, il semble que tout soit permis et cela contribue à la crise des valeurs morales qui n’est pas résolue par le conformisme.
Mais le nihilisme ce serait abolir une possibilité de sens au-delà des cinq organes des sens et du mental. Ce sens est donné par le sens de la transcendance constitutif de l’être humain qui se sent à l’étroit dans son ego. Ce sens est l’intuition d’une autre dimension de la vie appelée parfois éveil originel. Ce sens se manifeste dans toutes les religions et les spiritualités ainsi que dans la pratique de la méditation.
Dans la Voie du Bouddha c’est la bodhicitta ou bodaishin dans le zen, l’aspiration à l’éveil à la réalité profonde de l’existence permettant de mettre fin à la souffrance avec tous les êtres.
De l’origine à l’abolition de la question
Qu’est-ce le zen ? Un art de vivre enraciné dans la pratique de zazen. Dans ce monde de souffrance, s’asseoir en zazen c’est s’engager sur la même voie que le Bouddha Shakyamuni. Zazen est la méditation dans laquelle il s’est éveillé. Il s’était interrogé sur le sens de la vie, frappé par les souffrances liées à l’impermanence. Maladie, vieillesse et mort sont inévitables et semblent rendre vaines toutes les actions humaines.
La quête de Shakyamuni fut celle du sens de la souffrance. Elle déboucha sur une pratique libératrice des illusions et d’harmonie avec la réalité qui devint le sens de l’existence que ses disciples font le vœu de partager avec tous les êtres. L’esprit d’éveil est l’esprit qui aspire à la libération de la souffrance, en ne fuyant plus la réalité de l’impermanence de la vie et mort, mais en se confrontant avec elle dans la méditation.
La pratique de zazen est concentration et observation au-delà de tout dualisme entre sujet et objet. Le corps vertical est trait d’union entre ciel et terre. La concentration sur le corps et la respiration apaise le mental et clarifie l’esprit car on ne suit pas ses pensées ou ses émotions. On ne s’attache à aucun état particulier. Cela permet d’être présent à l’incessante apparition et disparition de tous les phénomènes qui forment notre existence et celle du monde. Cette impermanence révèle l’absence de substance de toutes nos constructions mentales. La réaliser permet de lâcher prise et ramène à l’unité de la vie en abolissant l’esprit qui crée des séparations et des attachements. Etre simplement assis quand on est assis suffit. La présence à chaque instant au-delà de l’avant et de l’après en fait des instants d’éternité.
On n’éprouve pas le besoin d’ajouter quelque chose à cette expérience. Pas besoin de prières ni de cérémonies. Alors on peut en faire librement comme expressions de cette libération et de notre gratitude pour le Bouddha et ses successeurs qui la rendent possible par leur transmission. La question même du sens disparaît car il n’est recherché que quand l’unité est perdue. Quand on est un avec la vie de chaque instant, rien ne manque et on n’est séparé de rien. Observer les illusions et le karma permet de voir ses erreurs et donc de les transformer. Mais c’est un mérite dérivé du zazen, un sens qui apparaît sans qu’on le quête.
Dans le Genjokoan Dôgen dit : « Apprendre à se connaître soi-même c’est s’oublier soi-même », par la concentration au-delà des fabrications mentales et la vision juste de la vacuité de ce qui constitue l’ego. Non pas s’oublier au sens d’un sacrifice de soi, d’un rejet qui serait mortification ou une négation de soi, mais c’est l’oubli, l’abandon de tout ce qui fait en soi séparation, de tout ce qui est attachement à un faux ego, à une construction mentale. On surmonte l’illusion de ce moi qui dit « je » et se prend au sérieux, s’oppose aux autres et crée de nombreux conflits et séparations. Ainsi le « non-soi » est le véritable soi, c’est-à-dire une existence sans séparation, une existence qui inclut les autres.
Zazen nous libère de nos attachements qui troublent la paix de l’esprit : les préoccupations de la vie quotidienne, l’avidité, la haine, l’agitation et la torpeur, les doutes et toutes les fabrications mentales telles que l’idée d’un moi séparé. Il reste juste une conscience vigilante et équanime qui ne stagne sur rien, pas même sur des états extatiques que certains prennent pour le satori.