Éveil et Transformation

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Échange avec Roland Yuno Rech, extrait de l’émission télévisée “Sagesses Bouddhistes”, 02.11.2014

Aurélie Godefroy : Bonjour à toutes, bonjour à tous, et merci de votre fidélité. Nous sommes très heureux de vous retrouver ce dimanche matin pour une émission que nous consacrons à l’Eveil et à la transformation dans le Zen. Car faire l’expérience de la réalité de l’être et d’une transformation de nous-mêmes, de notre mode de conscience, de notre quotidien et de notre action dans le monde, nécessite l’intégration de la Voie au quotidien, de la prise de conscience du sens de notre existence. Qu’est-ce que l’Eveil plus précisément, à quoi s’éveille-t-on, en quoi consiste cette transformation ? Je vous propose de retrouver, pour en parler avec nous, Roland Rech. Roland Rech bonjour.

Roland Rech : Bonjour.

A. G. : Vous êtes un disciple de Maître Taisen Deshimaru, vous enseignez depuis une trentaine d’années, aujourd’hui au Dojo Zen de Nice et au Temple Zen de la Gendronnière et vous dirigez également des retraites tout au long de l’année un peu partout en Europe. Alors première question, pourquoi cette question de l’Eveil, de la transformation, est-elle centrale dans le Zen ?

R. R. : Parce que la pratique du Zen est une pratique qui est issue véritablement de l’Eveil du Bouddha qui veut dire l’Eveillé. L’Eveil n’est pas seulement comme on le croit souvent une sorte d’intuition subite, la prise de conscience d’une grande vérité comme eurêka, j’ai compris. Dans le Zen on insiste beaucoup sur la réalisation, c’est pour ça qu’on n’aime pas trop parler du mot « satori », dans le Zen Soto en tous cas, parce que satori évoque trop la compréhension, en japonais ça veut dire comprendre. Bien sûr se comprendre soi-même est très important, mais le plus important c’est d’actualiser ce à quoi on s’est éveillé, concrètement, réellement dans la vie quotidienne. Cela c’est vraiment l’essence du Zen.

A. G. : On peut se demander ce à quoi on s’éveille finalement ?

R. R. : On s’éveille fondamentalement à la véritable nature de notre existence. Je crois que tant qu’on n’a pas réalisé cet éveil à la nature profonde de notre existence, c’est-à-dire au fait que notre petit ego n’est que la surface de nous-mêmes et que la profondeur de notre être est un état d’être en totale unité avec toutes existences de l’univers, tant qu’on n’a pas réalisé cela, on se sent comme enfermé en soi-même, à l’étroit, on ne respire pas pleinement, on n’actualise pas la réalité profonde de notre existence. Aussi on ressent nécessairement de l’insatisfaction. Le Bouddha parlait de Dukkha, la souffrance, la souffrance de ne pas être éveillé. Mais la plupart du temps on ne se rend pas compte de la cause de cette souffrance et donc on souffre parce qu’on pense qu’il nous manque quelque chose. En réalité il ne nous manque rien, ce que nous sommes nous le sommes depuis l’origine sauf qu’il nous manque à en prendre conscience, et ayant pris conscience de ce que nous sommes en réalité, l’actualiser dans notre façon de vivre au quotidien.

A. G. : Donc c’est à la fois se connaître soi-même et s’oublier soi-même.

R. R. : Absolument, s’oublier soi-même ce n’est pas de la négligence, ce n’est pas une sorte d’oubli malencontreux, c’est abandonner, lâcher prise d’avec notre identification au petit ego, qui certes est important, parce que nous avons besoin d’avoir un sentiment d’unité et d’identité personnelle, mais ce n’est pas la totalité de notre être, loin de là. Quand on parle de s’oublier soi-même, c’est lâcher prise d’avec ce que l’on pense être soi, et qui n’est pas la réalité. Ce sont nos illusions: « moi je suis quelqu’un comme ceci, comme cela, avec tel projet, telle carrière, telles ambitions, telle histoire, tel karma », enfin tout ce que l’on peut essayer de mettre ensemble pour se constituer une sorte de personnage, et cela occulte quelque chose de beaucoup plus profond, c’est ce qui fait le dynamisme de notre vie, c’est d’être constamment relié à tous les êtres de l’univers et de vivre profondément cette unité, c’est l’actualisation de l’éveil. C’est cela qui fait que l’on va avoir une vie beaucoup plus satisfaisante et moins besoin de poursuivre toutes sortes d’illusions compensatoires.

A. G. : Alors concrètement, on peut se demander comment s’éveiller, par la pratique j’imagine ?

R. R. : Oui, mais ce n’est pas n’importe quelle pratique, la pratique fondamentale est la pratique de la méditation, dans le Zen on appelle ça zazen, dans d’autres formes de Bouddhisme on l’appelle Vipassana par exemple. C’est une méditation qui inclut nécessairement la concentration sur le corps, l’attention à la respiration et une grande vigilance, un regard tourné vers l’intérieur, qui permet à la fois d’éclairer ce qui nous habite, c’est-à-dire nos pensées, nos émotions, nos désirs. La connaissance de soi, bien entendu c’est de réaliser tout cela. Mais ce n’est que la surface. La réalité c’est qu’au fond, tout cela n’est que vacuité, absence de substance car cela change tout le temps. Cette impermanence n’est pas quelque chose de regrettable, c’est au contraire un facteur de dynamisme si on l’épouse, si on l’accepte, si on s’harmonise avec elle. C’est ce qui permet à la vie d’être créative et d’évoluer, de se transformer.

A. G. : Est-ce qu’on peut aller jusqu’à dire que l’Eveil se situe dans la pratique même de zazen, dans le fait de pratiquer zazen ?

R. R : Absolument, c’est aussi une chose que souvent on ne comprend pas. On pense que l’on pratique pour s’éveiller, alors que l’essence de l’enseignement du zen notamment dans notre école Soto, fondée par Maître Dogen, la pratique de la non dualité va jusqu’à nous faire sentir et réaliser que c’est dès le premier instant de pratique que notre pratique est éveil, car notre pratique nous harmonise avec la réalité ultime. Notre pratique est une pratique de voir ce qui est, et de s’harmoniser avec ce qui est. Par exemple en zazen, laisser passer complètement les pensées, réaliser des états de conscience qu’on appelle « hishiryo », c’est-à-dire au-delà de l’identification aux pensées, au-delà du désir d’obtenir un résultat au moyen de la pratique.

A. G. : C’est complètement désintéressé.

R. R. : C’est une pratique « mushotoku », sans objet, bien qu’au fond on fait le vœu de s’éveiller pour le bien de tous les êtres. Mais au moment où on pratique on oublie même ce vœu de façon à être totalement un avec la pratique, ce qui fait que la pratique est immédiatement réalisation.

A. G. : Vous évoquiez tout à l’heure la voie de la transformation, c’est un long travail, en quoi consiste-t-elle ?

R. R. : L’Eveil est subit, mais la transformation qui nous permet de nous harmoniser avec ce à quoi on s’est éveillé, ça prend du temps. Car nous avons en nous toutes sortes de traces laissées d’habitudes finalement, de comportements, de manières de penser, de manières d’agir, de manières d’être qui sont enracinées, ancrées en nous depuis notre naissance, et nous sommes le produit entre autres de ces conditionnements-là. Et même si on a compris que c’est faux et qu’on ne devrait pas parler comme ceci, agir comme cela ou penser de cette manière-là, on s’aperçoit, dans la vie quotidienne qu’on est repris par ces vieilles habitudes, et donc ça implique une vigilance constante, pour éclairer sans cesse nos façons erronées de fonctionner et de revenir à la condition normale, c’est-à-dire à une manière juste, non égocentrique. C’est une manière de lâcher prise constante avec toute tendance à l’avidité et à la haine de tout ce qui nous dérange en nous empêchant d’obtenir l’objet de nos désirs. On se rend compte de ces attitudes, l’impatience par exemple qui fait que je me crois plus important que les autres et que donc je dois passer devant tout le monde. Souvent on constate que même avec la pratique on a de telles tendances. Alors pour que notre vie devienne vraiment une vie éveillée, il faut sans cesse éclairer ses illusions et lâcher prise de manière que ce soit notre véritable nature de Bouddha qui anime notre vie, et non notre petit ego illusoire.

A. G. : Il faut mettre aussi l’accent je crois, sur la non séparation, dans différents domaines, ils sont nombreux, est-ce que vous pouvez nous en parler ?

R. R. : Oui, on a déjà parlé de la non séparation entre pratique et réalisation, c’est-à-dire qu’on ne pratique pas pour atteindre l’Eveil plus tard, on pratique de telle sorte que notre façon de pratiquer à l’instant même soit une pratique éveillée. Ensuite c’est une pratique dans laquelle il n’y a pas de séparation entre le corps et l’esprit, alors que dans beaucoup de spiritualités on voit le corps comme un obstacle à la réalisation, « le corps est le tombeau de l’âme » disait déjà Platon. Cela a été suivi par toute la tradition judéo-chrétienne. Dans le Zen au contraire, revenir au corps est fondamental. Quand on est dans son corps on est ici et maintenant. Le corps est toujours ici, la respiration est maintenant, donc être avec son corps c’est vraiment être dans l’ici et maintenant et avoir une attitude éveillée dans la vie.
Ensuite il y a la non séparation d’avec les autres. La véritable sagesse ce n’est pas seulement de comprendre l’interdépendance, c’est de l’actualiser en étant constamment un avec tous les êtres que nous rencontrons, en nous sentant en unité avec, et en en tirant toutes les conséquences, c’est-à-dire en ne se permettant plus d’occasionner de la souffrance aux autres, en étant vraiment dans la compassion, la bienveillance .Normalement cela ne devrait même pas être un effort mais aller de soi si on est vraiment conscient que l’autre et moi, finalement, ne sommes ni différents, ni séparés.
Ensuite c’est la non séparation d’avec la nature, pas seulement notre nature profonde, nature de Bouddha, mais au fond ça se rejoint, parce que nous faisons partie de la nature, alors que la mentalité occidentale depuis fort longtemps considérait la nature comme une source de richesse, d’approvisionnement pour satisfaire nos besoins. Bien sûr c’est en partie cela, mais surtout que nous faisons partie de la nature et que la nature nous permet d’exister, subvient à nos besoins. Etre un avec la nature c’est abandonner l’esprit technicien qui veut maitriser, transformer, utiliser, exploiter. C’est retrouver une vision plus poétique de la nature, notre capacité de communier avec elle, d’en éprouver de la joie et du respect aussi. Finalement cela nous permettra d’avoir une attitude écologique qui ne sera pas contrainte par des lois et des règlements, mais qui viendra du cœur. On réalisera qu’abimer la nature c’est s’abimer soi-même et les autres. On évitera même de cueillir une fleur, pour la laisser pour la contemplation des autres, par exemple.

A. G. : Alors finalement est-ce que tout ça ne revient pas à dire que ces transformations nous ramènent à notre propre nature, notre nature de Bouddha ?

R. R. : L’unité fondamentale c’est l’unité avec Dieu ou Bouddha, Maître Deshimaru mettait toujours sur le même plan Dieu et Bouddha. Notre nature essentielle est en même temps la nature de l’univers et de toutes les existences qu’on appelle nature de Bouddha. Il est important d’en prendre conscience et surtout de fonctionner en harmonie avec elle en actualisant notre interdépendance avec tous les êtres.

A. G. : Pour conclure cette émission, est-ce que finalement on ne peut pas dire à travers cette transformation qu’on gagne également en liberté ?

R. R. : Oui, la liberté est un des objectifs fondamentaux de la pratique du Dharma du Bouddha. Il s’agit de se libérer de tout ce qui entrave un fonctionnement harmonieux de notre existence, donc se libérer de ce qu’on appelle les poisons que sont l’avidité, la haine, l’ignorance, la jalousie, l’égocentrisme en général. On se libéré de ces obstacles en vivant en harmonie avec ce que nous sommes au fond et en réalité, et c’est ainsi que l’on peut être véritablement libre, parce que si on essaye de pratiquer une voie spirituelle en allant à l’encontre de nos manières de fonctionner habituelles en luttant contre, il n’y a pas de véritable liberté car on est encore dans un désir d’obtention d’une perfection spirituelle, de supprimer les illusions, etc. Par contre si on enracine notre pratique dans une méditation qui transforme notre manière d’être, ces poisons, ces entraves à notre liberté vont se dissoudre peu à peu à condition d’être vigilant et de pratiquer. La liberté c’est la capacité de lâcher prise, de se défaire de vieilles habitudes, des empreintes de nos karmas passés, et pour ça être vigilant. Il ne s’agit pas d’essayer de trancher les illusions, mais de les voir, d’en sourire et d’ouvrir la main pour les laisser partir.

A. G. : Je vous remercie infiniment Roland Rech d’avoir été avec nous aujourd’hui.

R. R. : Merci de votre attention.