Donc chacun de ces bodhisattvas représente en quelque sorte une qualité majeure du Bouddha.
J’en reviens maintenant à l’Hannya Shingyo. L’Hannya Shingyo est un enseignement sur la Grande Sagesse des bouddhas. Il serait logique que l’enseignement sur la sagesse soit donné par le bodhisattva de la sagesse, en quelque sorte par le « spécialiste » dans le domaine. Logiquement, on pourrait donc imaginer que ce soit Manjushri qui enseigne aux êtres, donc à nous, ce qu’est que la sagesse des bouddhas.
Or, l’enseignement de l’Hannya Shingyo n’est pas donné par Manjushri mais par Kannon, le bodhisattva de la compassion ! C’est donc le bodhisattva de la compassion qui enseigne sur la sagesse ultime.
Pour moi qui, à la base, ait plutôt un esprit rationnel et logique, ce point m’a souvent interpelé au début de ma pratique C’est ce que j’ai appelé au début de ce teisho « l’énigme de l’Hannya Shingyo ».
La pratique des bodhisattvas dans le sutra de Vimalakirti
Pour continuer à alimenter cette réflexion, je vais maintenant vous parler de Vimalakirti.
Dans le sutra de Vimalakirti (ou « sutra de la liberté inconcevable »), dans le chapitre sur la pratique des bodhisattvas, des bodhisattvas d’un autre monde viennent rendre visite au Bouddha Shakyamuni. Pour donner quelques explications sur le contexte, les bodhisattvas d’un autre monde qui s’appelle le monde des parfums ont entendu parler de notre monde et du Bouddha Shakyamuni. Notre monde est connu comme « le monde de l’endurance » car les êtres qui l’habitent sont des êtres obtus, bornés, souvent dans l’illusion et difficiles à convaincre. C’est vraiment nous ! Mais ils ont aussi entendu parler du Bouddha Shakyamuni et des bodhisattvas qui vivent et renaissent dans ce monde pour aider sans relâche tous les êtres. Ils sont impressionnés par une telle compassion et viennent interroger Shakyamuni.
Ils l’interrogent donc sur l’activité des bodhisattvas.
Le Bouddha définit tout d’abord le composé et l’incomposé. Le composé, c’est l’ensemble des phénomènes qui apparaissent quand les causes et conditions sont réunies pour qu’un phénomène apparaisse. On l’appelle composé parce qu’un certain nombre de causes se combinent et font qu’un phénomène apparait. Nous sommes nous-mêmes des phénomènes composés. Le Bouddha distingue donc le composé de l’incomposé. Qu’est ce alors que l’incomposé ? C’est l’essence ultime de toute chose, c’est-à-dire la vacuité.
Le bouddha dit dans un premier temps qu’un bodhisattva ne doit pas chercher à détruire le composé, c’est-à-dire les phénomènes. Car pour aider les êtres dans l’illusion, il faut vivre avec eux au milieu des phénomènes. Et il faut tâcher d’utiliser les phénomènes, les illusions, comme autant d’occasions de s’observer soi-même, de s’éveiller et d’aider les autres.
Au début de ce camp d’été Roland nous a parlé des contraintes qui nous sont imposées dans le cadre de la protection contre la propagation du coronavirus (port du masque, distanciation sociale, mesures de désinfection à l’entrée des locaux, etc…) et nous a encouragé à nous observer nous-mêmes, à observer comment ces contraintes, parfois vécues avec un peu de difficultés, influencent notre esprit. Autant d’occasions de s’observer et de lâcher prise, donc d’utiliser les phénomènes pour progresser sur la voie.
Le Bouddha explique donc aux bodhisattvas qui lui ont rendu visite qu’il ne faut pas chercher à détruire le composé, les phénomènes. Mais il ajoute aussi qu’il il ne faut pas se figer dans l’incomposé.
Et il leur dit entre autres choses :
« Qu’est-ce que pour le bodhisattva ne pas se fixer dans l’incomposé ? … Ne pas se fixer dans l’incomposé, c’est étudier et pratiquer la vacuité sans en faire l’objet de sa réalisation », c’est-à-dire sans en faire l’objet de son éveil, sans limiter son éveil à cette compréhension.
Un peu plus loin, il ajoute : « C’est contempler le vide et le néant sans renoncer à la compassion. »
Dans sa réponse, on sent que le Bouddha Shakyamuni identifie un risque. Sa réponse sonne comme une mise en garde. Quelque part, il identifie le risque que, en se concentrant trop sur la vacuité, on renonce ou on se détourne de la compassion.
Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles l’enseignement de l’Hannya Shingyo, l’enseignement sur la grande sagesse, est donné par le bodhisattva de la compassion. C’est pour ne pas qu’en étudiant l’Hannya Shingyo, en comprenant la vacuité, on oublie une dimension fondamentale de la pratique des bodhisattvas, une des dimensions fondamentales de l’enseignement du Bouddha et du grand véhicule dont fait partie le zen, qui est la compassion.
Quand je dis que le Bouddha nous alerte sur un risque à trop s’identifier à la vacuité, je pense qu’il y a en fait deux risques :
Le premier qui est un risque grave serait de ne pas comprendre la vacuité, c’est-à-dire d’assimiler la vacuité au néant. Ce serait une grave erreur sur la voie pour soi et pour les autres car cela pourrait pousser vers une posture nihiliste, négative, voire au désespoir.
Autrement dit, il n’y a rien ! A quoi bon faire des efforts puisqu’il n’y a rien du tout. C’est une posture extrême qui pourrait pousser à penser qu’il n’est pas utile de se soucier de nos pensées, nos paroles, nos actions puisqu’au bout du compte, il n’y a rien. Ce n’est pas du tout l’enseignement ni la pratique du Bouddha.
Pour bien comprendre et pour ne pas tomber dans ce piège, il faut bien comprendre et bien garder à l’esprit que le Bouddha n’a jamais dit « il n’y a rien » mais « il n’y a rien de permanent », ce qui est très différent. Donc il y a bien des choses, qu’on appelle des phénomènes, mais ils n’ont pas de nature permanente.
Quand on fait zazen, on fait l’expérience directe de la vacuité en observant nos pensées. Une pensée arrive, on l’observe un instant sans la juger, on revient à la concentration sur la posture et la respiration et la pensée qui est apparue disparait. On fait clairement l’expérience directe de l’impermanence de nos pensées. Quand on fait zazen, on fait une expérience forte, intime, de la vacuité.
Il faut donc bien comprendre le sens de cette vacuité et ne pas l’assimiler au néant complet. Si on l’assimile au néant, on se trompe et on quitte la voie du bouddha. C’est le premier risque ; devenir nihiliste.
Le second risque c’est de considérer la sagesse sans la compassion et aussi d’ailleurs de considérer la compassion sans la sagesse. Le deuxième cas est certainement moins grave mais cela peut nous mener à une perception erronée ou incomplète de la voie des bodhisattvas telle que l’a enseignée le Bouddha et tel qu’il l’enseigne dans le sutra de Vimalakirti. C’est d’ailleurs certainement pour cela qu’il attire notre attention là-dessus.