On retrouve cette caractéristique dans l’enseignement de Nyojo que Dôgen a relaté dans l’Hokkyoki, dont le 15e mondo mérite d’être cité intégralement tant il influencera l’enseignement de zazen par maître Dôgen : Le chef de temple (Nyojo) enseigna : « La pratique du zen (sanzen) est corps et esprit abandonnés. Vous n’avez pas besoin de faire brûler de l’encens, de rendre hommage, de réciter le nembutsu, de faire pénitence ou de réciter des sutras. Pratiquez juste l’assise d’un seul esprit (shikantaza). » Je (Dôgen) demandai : « Qu’est-ce que corps et esprit abandonnés (shinjin datsuraku) ? » Maître Nyojo répondit : « Corps et esprit dépouillés est zazen. Quand vous faites zazen d’un seul esprit, vous êtes libéré des cinq désirs (propriétés, sexe, nourriture, honneurs, sommeil) et vous éliminez les cinq bonno (avidité, colère, paresse, susceptibilité (ou irritabilité), doute). »
Remarquons que Nyojo ne dit pas qu’il faut éliminer les désirs et les bonnos comme on essuierait la poussière déposée sur un miroir, mais qu’on en est libéré. Ceci traduit bien ce qui caractérisera le zazen de maître Dôgen comme étant une pratique-réalisation de l’éveil.
Mais la suite concerne le rejet des oppositions sectaires : Dôgen demanda : « L’idée de se libérer des cinq désirs et d’éliminer les cinq bonnos est aussi enseignée dans les écoles doctrinales. Est-ce que cela signifie que vous vous référez à quelqu’un qui pratique le Grand et le Petit Véhicule ? » Nyojo répondit : « Les descendants du patriarche Bodhidharma ne doivent pas éviter arbitrairement les enseignements du Grand ou du Petit Véhicule. Si un disciple trahit les enseignements saints du Tathagata, comment pourrait-il se considérer comme un descendant des bouddhas et des patriarches ! »
Ce mondo montre comment Dôgen a hérité de cet esprit vaste de son maître et caractérise le zazen de l’école Sôtô comme une pratique de libération immédiate. L’enseignement des quatre stades de dhyana était devenu une voie d’éveil progressif avec ses étapes préétablies alors que shinjin datsuraku enseigné par maître Nyojo et réalisé par maître Dôgen, est un lâcher-prise immédiat de tout attachement et de tout obstacle dans la concentration totale sur la posture assise et la respiration et l’abandon de tout objet de pensée. Cette pratique-réalisation caractérise le zen Sôtô : non-séparation entre pratique et éveil, entre méditation et action, entre êtres sensibles et bouddhas, entre soi et la nature et entre soi et les autres. Ce retour à l’unité d’avant les séparations créées par les discriminations mentales est le retour à l’éveil originel et donc remède à dukkha, cette insatisfaction profonde que ne peut combler aucun objet de désir et qui les multiplie.
Cette libération n’est pas celle trop limitée du Petit Véhicule et qui consistait à disparaître dans un nirvana conçu comme sortie définitive du samsara. Alors que le zazen de l’école Sôtô, fidèle en cela à l’esprit du Mahayana, est pratiqué dans la non-dualité entre samsara et nirvana, réalisée dans la vision claire de la vacuité de tous les objets d’attachement y compris le nirvana lui-même. Aussi maître Nyojo avait dit à Dôgen : « Bien que les saints et les sages qui ont réalisé un satori solitaire ne deviennent pas attachés à leur expérience de zazen, il leur manque la grande compassion. » Donc ils ne sont pas comme les bouddhas et les patriarches qui considéraient la grande compassion comme primordiale et s’asseyaient en zazen en faisant le vœu de sauver tous les êtres sensibles. Pour cette raison, dans de nombreux dojos zen, on chante directement après zazen les quatre grands vœux des bodhisattvas qui expriment l’esprit de compassion qui apparaît du zazen où toute séparation entre soi et les autre est abolie par l’abandon naturel de l’illusion égotique.
C’est aussi ce qui fait la spécificité du zazen de l’école Sôtô par rapport aux pratiques thérapeutiques appelées souvent de « pleine conscience » et dans lesquelles la conscience reste en effet trop pleine de l’attachement à l’illusion d’un ego séparé et se croyant autonome. On ne peut que se féliciter que la méditation bouddhique soit enfin reconnue comme remède à la souffrance et notamment sous sa forme redoutable de la dépression et de la mélancolie. Mais réduite à une technique pour réparer un ego illusoire, la méditation de la « pleine conscience » n’atteint pas la profondeur du zazen de Bouddha faute d’oser se confronter à la vacuité de ses objets d’attachement.
Du coup, elle tend à favoriser ce qu’on a appelé « la dérive du matérialisme spirituel » qui extrait la pratique de zazen de son contexte religieux, au sens positif du terme religieux, c’est-à-dire ce qui nous relie à la réalité profonde de notre vie qui est sans séparation d’avec toutes les existences. Le même risque existe avec toutes les techniques de méditation qui s’appuient sur des objets mentaux tels que koans, visualisations, mantras, identification à des déités. Elles sont souvent présentées comme des moyens habiles pour ceux qui n’osent pas se confronter au caractère abrupt de la méditation sans objet.
Or remplacer un objet d’attachement par un autre est comme donner un bonbon à un bébé qui pleure : cela peut atténuer provisoirement son chagrin mais n’en résout pas la cause, et peut même entraîner plus tard, une tendance à toutes sortes d’addictions dont notre société se fait la pourvoyeuse. Un des meilleurs remèdes à ces dangers est que la méditation soit enseignée par des maîtres compétents. De là vient l’urgence de se soucier de leur formation.
Enfin, comme le disait maître Dôgen, le zazen n’est pas limité à la position assise. La méditation bien comprise ne sépare pas la pratique dans un dojo et la pratique de la Voie dans toutes les activités quotidiennes, qui sont autant d’occasions de réalisation de l’éveil quand elles se font avec une grande concentration et sans esprit de profit personnel. C’est ainsi que la méditation remplit sa fonction essentielle de réconciliation avec la véritable nature de bouddha qui n’appartient ni à soi ni aux autre mais que nous partageons avec tous les êtres et qui nous réunit.