La Gendronnière - Photo : Eric Tchéou

Les 12 innen

La coproduction conditionnée ou les Douze Causes Interdépendantes

Traductions ABZE disponibles (PDF) :              

Roland Yuno Rech au temple de La Gendronnière, août 2005

La coproduction conditionnée est une autre manière de comprendre la souffrance, les causes de la souffrance, la façon d’y remédier et le nirvana, c’est-à-dire ce qu’il en est de la cessation de la souffrance. Dans le Mahayana, on insiste beaucoup sur ce dernier point. Généralement, dans le bouddhisme des origines, les moines se concentraient sur l’étude des Quatre Nobles Vérités et sur l’Octuple Sentier. Avec le développement du Grand Véhicule, cinq siècles plus tard, la présentation de la réalité de la vie, à travers l’enseignement de la coproduction conditionnée, a été davantage utilisée. À la fois en tant que vérité relative, expliquant le processus du karma et de la transmigration dans les six mondes, les six chemins de souffrance mais également la libération possible.

Avec le Mahayana et surtout avec Nagarjuna, la coproduction conditionnée devient la base d’une conception plus profonde de la réalité, qu’on appelle « réalité profonde » ou « absolue », ce dernier mot n’ayant pas vraiment de sens. Cela devient en tout cas le fondement d’une nouvelle compréhension de la vacuité, et donc de la libération.

Je voudrais insister sur le fait suivant : si, avec l’évolution de la compréhension du Dharma, certains de ses aspects ont été selon l’époque mis davantage en valeur, cela ne signifie pas qu’il aurait existé des enseignements cachés du Bouddha, que sa manière d’enseigner aurait d’abord été superficielle, pour des disciples peu profonds, puis que les enseignements profonds du Grand Véhicule auraient été redécouverts cinq siècles plus tard. Shakyamuni a dit avant de mourir : « Je n’ai rien gardé caché. » Le Dharma a été entièrement transmis dès l’origine. C’est ce que nous allons voir avec l’enseignement de ces Douze Causes Interdépendantes.

Les Quatre Nobles Vérités présentent la vie de transmigration d’une manière un peu statique : la souffrance, qui est décrite dans tous ses détails, les causes de la souffrance, c’est-à-dire essentiellement l’ignorance, la haine et le désir (les Trois Poisons), la possibilité de s’en libérer qu’on appelle nirvana et la voie aux huit sentiers. Mais dès l’origine, dans la nuit même de son éveil, le Bouddha a eu une autre vision de ce qu’il a appelé la voie du milieu, entre l’ascèse extrême et la complaisance pour les désirs des sens. Cette voie du milieu s’exprimait à travers l’Octuple Sentier. Mais c’est aussi la voie du milieu entre deux extrêmes, l’existence et la non-existence. La coproduction conditionnée permet de comprendre cette voie du milieu.

Dans cette nuit de l’Eveil, le Bouddha s’est demandé : d’où proviennent la vieillesse et la mort ? D’où provient le fait de devoir mourir ? Quelle en est la cause ? Il est donc remonté au fait de la naissance. La cause de la mort est la naissance. Pas de naissance, pas de mort. On dit que réaliser l’éveil, c’est réaliser le non né, la non-naissance et évidemment la non-mort. Ensuite, il s’est demandé ce qui provoque la naissance. La naissance provient d’une volonté de devenir, de continuer à exister. Et il est remonté ainsi jusqu’à l’ignorance. Pour des raisons pédagogiques, il l’a exposé en sens inverse.
Pour montrer que ceci était dès l’origine au cœur de son enseignement, sans attendre le Mahayana et Nagarjuna, référons-nous à l’Acela Sutra, dans lequel un ascète nommé Kashyapa, le questionne pendant qu’il fait sa tournée d’aumônes.

La question de Kashyapa, qui est aussi la notre, est la suivante : « La souffrance de l’individu est-elle créée par lui-même ? Sommes nous la cause de nos souffrances ? » Nous croyons parfois que la loi du karma voudrait dire que nous sommes responsables de nos souffrances. Ce n’est pas la voie du milieu. Le Bouddha répond : « Non, l’individu n’est pas la cause de sa souffrance. »
L’ascète demande : « Souffrons-nous à cause de quelqu’un d’autre ? » Shakyamuni répond : « Non, ce n’est pas quelqu’un d’autre qui est la cause de la souffrance. »
« La souffrance apparaîtrait-elle par hasard ? », demande l’ascète. Le Bouddha répond : « Non, ce n’est pas par hasard. »
L’ascète demande : « Si elle n’apparaît ni à cause de soi, ni à cause d’un autre, ni par hasard, voulez-vous dire que la souffrance est inexistante ? » Et Shakyamuni répond : « Ce n’est pas ce que je veux dire. »
L’ascète, pris de doute, demande alors : « Peut-être ignorez-vous ce qu’est la souffrance ? » Le Bouddha répond : « Non, ce n’est pas que je ne connaisse pas la souffrance. »
L’ascète insiste, pendant cette tournée d’aumônes, le Bouddha décide donc de lui donner des explications, en lui disant : « Si vous pensez que la souffrance de l’individu est créée par lui-même, vous commettez l’erreur de croire que l’individu est éternel, puisque c’est le même individu qui crée un karma et qui en reçoit le fruit. Ceci n’est pas la voie que j’enseigne, car c’est un extrême de croire à l’éternité d’un individu. Si vous croyez que la souffrance est causée par quelqu’un d’autre, vous sombrez dans le nihilisme. »

Pour Shakyamuni, la thèse du péché originel serait une théorie nihiliste. Adam et Eve ayant commis une faute dans un lointain passé, nous en subissons les conséquences maintenant. Cela signifierait qu’un individu peut commettre quelque chose, puis disparaître sans jamais recevoir les résultats de son action. Pour Bouddha, c’est une thèse nihiliste, qui aboutit à la négation de la responsabilité et de la causalité karmique. Ce n’est donc ni l’individu ni un autre qui est cause de la souffrance, ce qui conduit Shakyamuni à enseigner que la cause de la souffrance est la coproduction conditionnée : conditionnées par l’ignorance se produisent les formations mentales, etc.
C’est la roue des Douze Causes Interdépendantes. En français on l’appelle ‘coproduction conditionnée’, en sanscrit pratitya-samutpada. En japonais, comme en parlait Maître Deshimaru dans ses commentaires de l’Hannya Shingyo, ‘les 12 innen’ ou juniengi.

Le point de départ traditionnel, l’origine de la transmigration ou samsara, est l’ignorance.
En fait, on n’est pas « dans » le samsara, notre existence conditionnée « est » le samsara. Le fait d’exister, en étant soumis à ces causes et conditions que je vais décrire, est le samsara. Dans cette existence, nous traversons les six états : souffrance infernale ; souffrance d’affamé, en proie à l’avidité ; état animal, dominé par l’ignorance et les instincts ; état humain ; état d’asura, ces divinités combattantes (ou titans), représentant notre esprit de compétition, d’obtention de pouvoir et positions ; état de deva, état de bonheur, de béatitude, qui peut nous faire penser que nous avons obtenu le satori, alors qu’il s’agit d’un état conditionné, impermanent et cause de souffrance quand il cessera. Nous tournons dans ces six états, que ce soit dans l’espace d’un zazen, d’une vie, ou d’un cycle infini de vies et de morts s’enchaînant les unes aux autres en fonction de la loi du karma.

Commençons par l’ignorance, dont Maître Deshimaru disait que c’était ne pas se connaître soi-même profondément. Pour Shakyamuni, c’était ne pas avoir compris les Quatre Nobles Vérités, le Dharma, ni le processus que je vous explique ici. Ne pas le comprendre pousse à agir, ce sont les samskara, impulsions et motivations à l’action, volontés et impulsions non éclairées par la sagesse et conditionnées par les productions de l’ignorance, c’est-à-dire l’avidité et la haine. Nos actions vont produire un karma douloureux dans l’immédiat, et surtout nous projeter dans la dynamique de continuer à exister en samsara.

Cela conditionne la conscience. Situons-nous dans un cycle de renaissance : dans une vie donnée, la conscience, influencée par le karma, produit une conscience de renaissance, dernière conscience avant la mort, qui conditionne le désir de renaître et produit une énergie, une dynamique poussant à renaître avec corps et esprit. Dans la tradition indienne, la naissance n’est pas seulement conditionnée par la rencontre d’un spermatozoïde et d’un ovule, mais aussi par la conscience de renaissance. Il y a donc trois « personnes » au moment de la naissance. La conscience de renaissance permet la conception d’un nouveau corps et esprit, appelé namarupa, qui sont les cinq skandha formant « l’individu ».

Le corps, c’est rupa (ou shiki en japonais), qui est le premier skandha. Nama est ce qui est de l’ordre du mental : sensations, perceptions, impulsions à agir (samskara), les fabrications mentales et la conscience.
A partir de ce moment naît un nouvel individu. En contact avec le monde extérieur se développent les six domaines des sens, dépendant pour leur fonctionnement des six organes des sens, yeux, nez, oreilles, bouche, toucher, et la conscience, considérée comme un des organes des sens. Leur fonctionnement nécessite la présence des objets, visuels, auditifs etc., mais aussi de la conscience liée à ces organes des sens. C’est la genèse d’un individu, à partir du bébé en contact avec le monde extérieur par ses organes des sens, et dont la conscience se développe.
Les sensations sont produites. Elles sont de deux types, dont l’un correspond aux perceptions ou sensations cognitives nous permettant de reconnaître les objets, sans intervention de l’émotion. Puis viennent les sensations affectives nous permettant d’apprécier les qualités des objets : bon, mauvais, j’aime ou je n’aime pas, ou bien neutre.

Les sensations provoquent le désir. Si la sensation est agréable, on veut la perpétuer ou la renouveler. Un verre de vin, c’est bon, encore un, puis la bouteille, de l’argent pour continuer ! La vie est souvent basée là-dessus : goûter avec plaisir, puis se procurer l’objet qui le procure, puis se lancer dans les entreprises qui assureront sa possession, ce qui conditionne l’avidité, l’attachement, etc. Inversement, le désir peut être un désir de rejet de ce qui nous est désagréable : rejeter, éliminer l’autre qui nous gêne. Le désir provoque donc l’attachement et les angoisses, la peur de perdre l’objet, un partenaire par exemple, ce qui provoque anxiété et jalousie.
Désir et attachement produisent le souhait de continuer à exister dans ce monde pour jouir de ce qui nous fait plaisir. La vie étant courte, on se projette avec une forte énergie vers une existence future : continuer à renaître, devenir encore.

Il est difficile dans le bouddhisme d’expliquer la renaissance sans l’existence d’un soi permanent qui transmigre. Disons que c’est l’énergie de cette conscience, qui, sans être quelque chose de fixe, est dans un processus de vouloir redevenir, provoquant une nouvelle naissance, vieillesse et mort. Cette nouvelle existence, impermanente, sujette aux frustrations et maladies, aboutit en effet à la vieillesse et à la mort.
On voit bien, à partir de là, que l’existence humaine est hautement impermanente ; qu’un individu n’est que la combinaison de cinq agrégats, namarupa, conditionnés par l’ignorance, etc. En même temps, si on comprend ce processus, on peut voir la possibilité d’y mettre fin. Pour y mettre fin, l’enseignement du Bouddha indique deux points sensibles pour commencer : l’ignorance et le désir, impliquant la haine.

Si on considère les anneaux de cette chaîne, nous enchaînant en un cycle, la meilleure façon de nous en échapper est de briser un de ces anneaux, soit en nous éveillant de notre ignorance (la meilleure manière) soit, comme les ascètes, de tenter de vaincre les désirs. Mais on ne peut être réellement sans désirs que si on en a compris la vacuité, que si on a réalisé la non-dualité avec tous les objets, et finalement résolu l’ignorance. C’est à ce niveau que travaille le Dharma du Bouddha, pour aider les hommes à se libérer de leur souffrance.

Tout ceci est la dimension relative. C’est ainsi que cela fonctionne dans le monde des phénomènes. On pourrait imaginer une autre approche, par exemple une approche scientifique – neurophysiologique – qui explique comment se fait le devenir d’un être humain. Il est remarquable que soit née, cinq siècles avant J-C., cette tentative d’une compréhension, d’une loi qui explique ce devenir. Non pas un mythe, une croyance, mais vraiment une loi qui peut se décomposer et fonctionner comme une causalité. La vision de Shakyamuni, qui conçut et enseigna cela, était une vision extrêmement moderne de notre propre fonctionnement.

Cette vision est reprise par la suite, par exemple par Nagarjuna et en général par tous les grands maîtres du Mahayana, pour signifier que tout ce qui existe, en tant qu’êtres sensibles, les êtres qui sont dans le samsara, résulte de causes et de conditions et n’existe pas par soi-même. Aucun d’entre eux n’a de substance propre. C’est une autre manière de démontrer l’erreur que constitue la croyance en un ego substantiel et permanent, en soi. Il ne peut y avoir qu’un flux d’enchaînements de causes et de conditions. Cette Voie du Milieu dont parlera abondamment Nagarjuna, est déjà exprimée par Bouddha. Il dit : cet enseignement signifie que l’individu n’est ni éternel, ni destiné à s’anéantir, mais il est un flux s’écoulant comme une rivière.

Nagarjuna

Quant à Nagarjuna, il a vécu entre le deuxième et le troisième siècle après J-C, sept ou huit siècles après Bouddha Shakyamuni. C’était à la fois un moine et un puissant penseur, qui a considéré, avec d’autres penseurs du Mahayana, que le pouvoir libérateur de l’enseignement de Shakyamuni était dangereusement compromis par les élaborations théoriques des penseurs de l’Abhidharma. Ces penseurs essayèrent, au fil des siècles, de systématiser l’enseignement du Bouddha, ses intuitions et ses enseignements, en donnant de la réalité une description tendant à faire croire, malgré l’enseignement fondamental de la vacuité, qu’il existait, à la base de la réalité que nous rencontrons, des éléments possédant une nature en soi. Les penseurs de l’Abhidharma les nommèrent : les dharma, sortes de briques constitutives de l’édifice de l’existence. Même s’ils voulaient bien admettre que ces dharma n’étaient pas permanents, ils leur conféraient une nature permanente. Par exemple, le feu possède la nature propre de brûler, son svabhava. Ou bien l’eau, dont la nature est d’être humide et de pouvoir arroser, etc. Ils ont dénombré soixante-quatorze dharma. A travers cette description, ils en venaient à nier l’interdépendance et la vacuité et à reconstituer des entités ayant une nature propre. Toute une élucubration théorique naissait qui, selon Nagarjuna, menaçait gravement la possibilité de se libérer et de s’éveiller en suivant l’enseignement du Bouddha.
Nagarjuna a écrit un poème en vers, le Madhyamika-karika, traduit en français par « Stances du Milieu » ou « Poèmes du Milieu ». Je ne vais pas détailler les vingt-sept chapitres des Stances, dans lesquels Nagarjuna aborde tous les grands thèmes du Dharma de Bouddha : l’ego, le temps, la marche, le nirvana, etc.

Voici le commencement, les stances dédiées à Shakyamuni Bouddha. Ces stances sont comme un coup de tonnerre. Il dit : « Sans rien qui cesse ou se produise, sans rien qui soit anéanti ou qui soit éternel, sans unité ou diversité, sans arrivée ni départ, telle est la coproduction conditionnée. »
En vérité profonde, rien ne cesse, rien n’est jamais produit, il n’y a qu’un enchaînement de causes et de conditions, donc aucun des maillons de la chaîne n’a de substance propre, il est causé par le précédent, mais le précédent est également influencé par ce qui le suit. Par exemple, l’ignorance conditionne les tendances à agir, mais ces tendances accroissent l’ignorance, et il en est de même pour chacun des anneaux.

Nagarjuna ajoute : « C’est la coproduction conditionnée des mots et des choses. C’est l’apaisement béni. Celui qui nous l’a enseigné, l’Eveillé Parfait, est le meilleur instructeur, que je salue. » Pour Nagarjuna, c’est le cœur du Dharma de Bouddha, qu’il va s’efforcer, tout au long des stances suivantes, de détailler et développer. Mais pour comprendre les choses de cette manière, il faut admettre ce qu’il développe dans le chapitre 24, concernant les Quatre Nobles Vérités. Il y répond aux théoriciens de l’Abhidharma, dans un dialogue supposé, n’avançant jamais une thèse, mais déconstruisant et démontant leurs théories. Même la coproduction conditionnée finit par être complètement démontée.

Il dit au chapitre 1 : « Puisque dans ce domaine, tout est conditionné, rien n’existe en soi, donc rien ne peut conditionner quoi que ce soit. Parler de conditions n’a pas de sens. » On dit parfois que cela ressemble à un sophisme, que c’est paradoxal. Mais il faut comprendre que ce à quoi s’attaque Nagarjuna, ce n’est pas à la vie phénoménale dans laquelle nous sommes, mais aux conceptions que l’on se fait de la vie, conceptions qui accroissent l’ignorance et nous empêchent de réaliser l’éveil.

Au chapitre 25, faisant parler des adversaires qui lui diraient : « Avec votre théorie, et notamment l’affirmation de la vacuité universelle, il n’y a plus les Quatre Nobles Vérités. » C’est ce qui a été développé dans l’Hannya Shingyo : dans ku, il n’y a pas les cinq agrégats, ni les Quatre Nobles Vérités, ni souffrance ni cessation de la souffrance, ni extinction, pas de nirvana, toutes les conceptions sont niées.
Ses adversaires lui diraient alors : « Vous êtes un nihiliste, vous niez le Dharma du Bouddha, vous êtes quelqu’un de dangereux. »
Il répond : « Non, c’est vous qui ne comprenez pas le sens de la vacuité. Pour comprendre la vacuité, au sens où je l’utilise, vous devez considérer qu’il y a deux vérités. Une vérité conventionnelle, sur laquelle tout le monde est d’accord dans la vie quotidienne, et une vérité ultime, qu’on découvre sous la surface des choses.»

Tous les dharma étant conditionnés, sans substance, cette pensée de ku, évoquée dans l’Hannya Shingyo, n’est pertinente que du point de vue profond. Par exemple, du point de vue du regard qu’on peut avoir sur les choses en zazen. Cela n’empêche pas que cette réalité de ku coexiste avec shiki, les phénomènes. Et Nagarjuna, comme l’Hannya Shingyo, ne nie pas l’existence des phénomènes, il en nie seulement la solidité, la substance, et les voit comme des flux d’interdépendance.

Nagarjuna renverse la critique de ses adversaires qui lui disaient qu’il détruisait le Dharma de Bouddha, et leur réplique : « C’est vous les destructeurs du Dharma de Bouddha. Car si vous n’admettez pas la vacuité, les 12 innen, les causes interdépendantes – pour lui, c’était exactement la même chose, vacuité signifiant que tout ce qui existe est conditionné, donc sans substance, vide de substance – alors vous croyez que les êtres et les choses existent par eux-mêmes, de manière substantielle. Par exemple, vous croyez que la souffrance existe par elle-même, qu’elle n’a pas de cause. »

C’est le début de l’Acela Sutra, la souffrance ne serait causée par rien. N’étant causée par rien, elle est indestructible. Il n’y aurait donc jamais aucun moyen de s’en libérer. De même pour l’ego, pour tout. Aucun progrès spirituel ne serait à espérer dans un monde de substances, aucune libération à espérer dans un monde sans vacuité, un monde où tout serait comme figé, congelé dans des substances.

Cela correspond un peu à ce que Kodo Sawaki appelait « le monde de l’ego », qu’il comparait au monde en dessous de zéro degré, où l’eau gèle, où tout se prend dans la glace. Dans ce monde-là, rien ne pourrait se transformer, on y est complètement sclérosé, coincé. Je passe ici volontairement de la notion de vérité absolue, essentielle, à l’expérience concrète d’être coagulé, mais c’est le même phénomène. La souffrance qui existe par elle-même, l’ego qui existe par lui-même, qui n’est pas conditionné, ne pourront ni cesser, ni se transformer, et donc jamais aucune libération ne pourra être réalisée.

Voilà ce que dit Nagarjuna. Ce n’est pas pour détruire gratuitement des conceptions et en affirmer d’autres. Il n’affirme rien, mais essaye d’éliminer toutes les illusions intellectuelles de ses adversaires qui font perdre au Dharma sa puissance libératrice. Il ne fait que prêcher un retour aux origines. Comme lorsque Bouddha, avec son bol, répondait à cet ascète, qui courait derrière lui pour lui demander l’origine de la souffrance. En quelques mots, en quelques minutes, il lui a exposé les principes de base de la production conditionnée et de la possibilité de se libérer.

Je vais terminer en évoquant autre chose. Dans ses Stances, Nagarjuna dit : « La coproduction conditionnée des mots et des choses, l’apaisement béni. » Il évoque les mots et les choses. Il s’est en fait attaqué davantage aux mots qu’aux choses. Nagarjuna n’a jamais nié l’existence du corps, du nez, des phénomènes. Ce qu’il a nié sont les idées fausses qu’on s’en fait. Les gens passionnés par le Madhyamika, ont l’impression que Nagarjuna a découvert quelque chose de fantastique, qu’il est un révolutionnaire. En fait, il n’a fait que redécouvrir ce que Bouddha a dit en des termes très simples : quand ceci est, cela est.

Je vais évoquer maintenant le plus long des sutra du Majjima nikaya, le premier, le Mula-paryaya Sutra. Son titre en été traduit, de façon erronée, à mon sens, par Cause Originelle, car pour Bouddha, dans sa vision de la réalité, il n’y a pas de cause originelle. Croire qu’il existe une cause originelle, c’est faire fausse route dans l’enseignement du Bouddha. On pourrait plutôt traduire par « la racine de toutes les illusions », à condition d’envisager que la racine elle-même est conditionnée, qu’elle n’est pas une origine. Ce sermon a été prononcé devant cinq cents brahmanes qui venaient de se convertir au bouddhisme, et en tant qu’érudits, ils étaient très fiers de leurs connaissances et avaient l’impression d’avoir compris le Dharma du Bouddha d’une manière que le Bouddha considérait comme comprise à travers les mots, trop intellectuelle.

Il distingue dans ce sermon trois sortes de personnes. L’être humain ordinaire, qui est dans l’illusion, non instruit dans le Dharma, et qui, percevant la terre, nomme la terre, se met à penser à la terre. A partir de là, il s’identifie à la terre, éventuellement pense que cette terre est sienne, se réjouit de la terre. Autrement dit, à partir d’une perception, la terre, et de sa nomination, il en fait une notion qui devient le point de départ de tout un processus de désir, d’attachement. Pourquoi l’être humain ordinaire fait-il cela ? À cause de son ignorance, dit le Bouddha. Il énumère ensuite tous les éléments de la réalité, comme une litanie. Il pense à l’eau comme étant de l’eau, s’identifie à l’eau, désire l’eau, veut se l’approprier, etc. L’eau, le feu, tous les éléments, toutes les catégories d’êtres, de concepts, l’unité, la multiplicité, la totalité, toutes les constructions mentales, tout ce que conçoit l’esprit humain devient objet d’attachement, d’identification, de désir. Et enfin, il en vient au nirvana. C’est pour lui exactement le même processus. Cet individu errant dans l’illusion emploie le concept de nirvana, s’y attache, le désire, veut se l’approprier. Pourquoi ? A cause de son ignorance.
On n’a donc pas attendu le bouddhisme Mahayana pour dénoncer l’attachement au nirvana. Shakyamuni le dénonçait dés le début, comme étant un attachement lié à l’ignorance, ce qui évidemment empêchait la véritable libération.

La deuxième catégorie d’individus est composée de personnes qui s’efforcent de ne pas penser ainsi. Dans le zen, nous parlerions des gens qui pratiquent de manière progressive. On peut évoquer les moqueries adressées à Jinshu, qui voulait nettoyer le miroir des impuretés de ses illusions, croyant encore à la réalité de ces illusions et s’efforçant de ne pas s’y attacher. Une telle personne passe en revue tous les aspects de la réalité, y compris le nirvana, s’efforçant de ne pas s’y attacher. Pourquoi ? A cause de son ignorance.

Le troisième personnage dans ce sutra est l’éveillé, l’arhat. Cet éveillé ne pense pas, il ne s’efforce pas de ne pas penser, il ne pense pas en termes de terre, eau, air, feu et de nirvana. Autrement dit, il ne crée pas de constructions mentales, de samskara qui font désirer, agir etc. Pourquoi ? Parce qu’il s’est libéré de l’avidité, de la haine et de l’ignorance. Surtout de l’ignorance. Il a compris le mécanisme de toutes ses fabrications mentales, donc n’a pas besoin de s’efforcer de ne pas penser en ces termes ; tout simplement, il ne pense pas ainsi.

C’est ce que, par la suite, les maîtres zen ont conduit leurs disciples à réaliser, en développant une autre manière de penser : hishiryo dans le zen, la pensée au-delà de la pensée conceptuelle, au-delà de l’attachement aux fabrications mentales, au-delà de toute tentative d’enfermer la réalité dans quelque système que ce soit, y compris ce système-là, qui est encore relatif, une manière d’expliquer, elle aussi conditionnée.