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Par Heinz-Jürgen Metzger
En considérant l’histoire du zen, cinq maîtres importants apparaissent, qui créèrent les conditions de l’évolution du zazen, méditation bouddhiste dans une partie de ce qui est aujourd’hui l’Inde, vers une pratique qui existe désormais dans la plupart des régions du monde.
– Bodhidharma qui fut à l’origine de la transmission de l’Inde à la Chine de la pratique de l’assise face au mur,
– Eihei Dogen qui rapporta shikantaza, mushotoku et hishiryo de la Chine au Japon,
– Taisen Deshimaru qui répandit la pratique de zazen en Europe,
– Shunryu Suzuki et Taizan Maezumi qui firent de même aux États-Unis.
Mais ces maîtres n’ont créé que les conditions favorables. La diffusion ne se serait pas produite sans une pratique continue pendant des siècles et des enseignements qui ont touché les pratiquants.
Quelles conditions créerons-nous aujourd’hui pour que se poursuive le développement du zen en Europe? Pour répondre à cette question, je pense qu’il est important d’examiner plus en détail ce qu’enseignait Maître Deshimaru.
L’enseignement de base de Maître Deshimaru portait sur zazen. Il a enseigné zazen à des européens qui n’étaient ni moines, ni nonnes, mais des personnes vivant dans la société civile. Sachant qu’au Japon, la pratique du zazen a presque disparu en raison de l’importance écrasante des cérémonies dans les monastères, Maître Deshimaru a réduit les cérémonies au minimum et n’a pas fondé de monastère, contrairement à Dogen, Suzuki et Maezumi. Il a choisi de construire, avec ses disciples, La Gendronnière, un lieu de pratique temporaire pour des centaines de pratiquant(e)s venus de toute l’Europe.
Dans un moment où les tendances nationalistes se développent dans le continent européen, l’existence d’une sangha internationale est un héritage plus important que jamais. La tendance monastique et japonisante de la pratique à La Gendronnière est une dérive déplorable de la vision initiale de Maître Deshimaru qui met également en danger l’existence continue d’une sangha internationale dont la principale raison d’être est la pratique partagée de zazen, et non la participation à des rituels sophistiqués réalisés par moines et des nonnes qui en ont fait leur spécialité.
L’idéal du bodhisattva est indissociable de la pratique de zazen: nous pratiquons non pour atteindre nous-mêmes à la perfection, bien que ce soit un effet secondaire appréciable. En réalité, notre pratique s’inscrit dans une vision beaucoup plus vaste, qu’expriment les vœux du bodhisattva. La vie d’un bodhisattva est basée sur la profonde compréhension que nous n’avons pas d’existence séparée des autres, et que nous ne cessons de nous transformer au sein d’un tissu de relations lui-même en constante évolution. En parlant de la « cérémonie du bodhisattva » au lieu d’utiliser le terme japonais de jukai, Maître Deshimaru a clairement mis l’accent sur cet idéal du bodhisattva, en souhaitant que les Quatre Vœux, le Sutra du Cœur et une dédicace soient les seuls textes récités régulièrement après les zazen du matin et du soir. Les préceptes transmis et reçus lors de la cérémonie du bodhisattva sont des directives concrètes sur la façon de réaliser les vœux dans l’instant présent.
A un moment où l’égoïsme et le matérialisme risquent de détruire non seulement les sociétés humaines, mais mettent en danger toute vie sur notre planète, le fait d’agir comme un bodhisattva revêt une importance capitale. La cérémonie du bodhisattva donne à chaque pratiquant ou chaque pratiquante la possibilité de s’engager publiquement dans cette manière d’agir. Le Ryatsu fusatsu mensuel nous offre la possibilité de renouveler cet engagement.
Zazen est une pratique spirituelle, pas un moyen de réduire le stress et de vivre de manière plus décontractée, même si cela peut constituer un autre effet secondaire hautement appréciable de la pratique de zazen. La dimension spirituelle de zazen apparait clairement lorsqu’on revêt le kesa à 5, 7 ou 9 bandes. La transmission du kesa et l’enseignement de la façon de le coudre, sont de grands mérites de Maître Deshimaru.
Dans un moment où disparaît la quête spirituelle dans les sociétés industrialisées et post-industrialisées, le port de kesa est un signe visible important d’une dimension qui transcende les limites de nos personnalités individuelles.
Les éléments fondamentaux de l’héritage que nous a tranmis Maître Deshimaru sont, à mes yeux: la pratique de zazen dans une sangha non monastique et multinationale, l’idéal du bodhisattva et le kesa. Nous devons protéger cet héritage dans notre pratique individuelle et dans notre pratique au sein de la sangha. Si l’un de ces éléments vient à disparaître, notre pratique risque de perdre, au moins partiellement, son effet libérateur.
Mais perpétuer l’enseignement de Maître Deshimaru ne suffit pas, nous devons préparer les conditions de nouveaux développements.
Soyons réalistes: la pratique et l’enseignement de zazen n’ont aucun impact visible dans aucune des sociétés d’aujourd’hui. Si nous voulons que cet écho se répande, des étapes supplémentaires sont nécessaires.
Le plus important me semble être la certification de bien plus (!) de femmes en qualité de maîtres. L’enseignement du dharma restera incomplet tant que la réalité n’est visible qu’à travers les yeux masculins et que les expériences féminines ne sont pas intégrées.
A la mort du Maître Deshimaru, les disciples qui sont devenus ses successeurs avaient tous la trentaine ou la quarantaine. A présent, la certification d’une nouvelle génération d’enseignant(e)s de ce groupe d’âge est nécessaire: sans confiance dans la jeune génération, dans sa capacité à pratiquer et à enseigner, le zen en Europe risque la sclérose et la mort.
En pratiquant zazen, nous étudions avec et à travers notre corps. Mais à un moment où coexistent différentes approches du bouddhisme, il est important que les enseignants aient une bonne connaissance du bouddhisme et pour ceux et celles qui enseigneront le zen, du bouddhisme zen en particulier. Les humains sont des êtres capables de poser des questions. Si les enseignants du Zen ne sont pas en mesure d’y répondre en s’appuyant sur le dharma, les futurs pratiquants se tourneront vers les écoles et les enseignants bouddhistes en mesure de leur apporter des réponses. Par conséquent, nous devons être en mesure de proposer des études qualifiées sur différents sujets.
Il est fondamental pour une sangha multinationale, de s’unir non seulement dans le silence de zazen mais aussi dans la pratique partagée des cérémonies. La lingua franca pour les textes récités lors des cérémonies doit être le sino-japonais. Mais pour que les textes traditionnels touchent vraiment les cœurs et les esprits de tous ceux et celles qui pratiquent, il est important de créer des traductions pouvant être récitées et ceci dans chaque langue au niveau local et national.
La solidarité et l’engagement envers la justice sociale à tous les niveaux de la société et dans les relations internationales me semblent une conséquence de l’idéal du bodhisattva et de la pratique des préceptes. La sangha devrait soutenir les activités existantes et créer, si nécessaire, ses propres actions afin de réaliser une société plus juste, sans perdre de vue la concentration sur ce qui reste son socle: zazen.
Maître Deshimaru a enseigné Shikantaza, Mushotoku et Hishiryo. Il a mis toute son énergie dans la pratique de zazen et a jeté les bases du développement du zen en Europe, sans pour autant s’attacher au succès de sa mission. Ne pas être attaché nous permet de rester ouvert à ce qui se produit à un moment donné et de travailler avec cela. Nous pourrions avoir des idées sur ce qui serait utile pour le développement ultérieur du zen en Europe, et nous pouvons essayer de créer les conditions propices à ces futurs développements, mais n’oublions jamais shikantaza, mushotoku et hishiryo!