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A propos de la crise de la civilisation

Par Maître Roland Yuno Rech, Godinne, Belgique, juillet 2023

Traductions ABZE disponibles (PDF) :

Bienvenus à cet atelier!

Le thème que je vous avais proposé c’était de réfléchir au problème de la crise de la civilisation. Maître Deshimaru avait abordé ce problème vers la fin de sa carrière d’enseignant en Europe, vers les années 1978-1982.

A la fin de ses enseignements sur ce thème, il m’avait demandé de poursuivre son analyse. Il considérait que j’étais certainement mieux placé que lui pour aborder ce sujet, ce qui n’est pas évident du tout. Mais enfin, je me suis senti responsable de répondre à son souhait.

Dans un premier temps je vais vous livrer les réflexions de Maître Deshimaru. Dans un document je vous livrerai les réflexions que j’ai faites à sa demande en 1978, dont je crois qu’elles sont toujours d’actualité.

La crise de la civilisation

On pourrait se demander pour commencer, si véritablement il y a en une, savoir s’il s’agit vraiment d’une crise ou pas. Pour l’instant, ce qui m’importe, c’est de livrer le point de vue de Maître Deshimaru sur ce sujet. Il avait fait des kusen qui ont été publiés par l’AZI à l’époque, mais c’est complètement épuisé depuis longtemps et cela n’a pas été republié. Donc j’en ai fait un résumé et je vais vous en parler maintenant.

Maître Deshimaru nous disait que pour lui, le problème crucial de la crise de la civilisation, c’est la perte des valeurs morales et spirituelles que l’on a troqué contre un accroissement du matérialisme, la quête de plaisirs et de richesses, de biens matériels. On pourrait dire maintenant aussi la culture du bien être, mais d’un bien être assez égocentrique. Pour lui c’était le problème le plus important. Il considérait que c’était aussi le fait que le développement de la pensée intellectuelle, la pensée du cerveau gauche, la pensée analytique, avait balayé la foi spirituelle. Il pensait que la pratique du zen permettait de retrouver le contact avec ce qui peut fonder une foi spirituelle. Evidemment, il n’était pas du tout contre l’intellect et la réflexion intellectuelle. Il disait qu’à l’heure actuelle, le cerveau gauche a envahi complètement le mode de pensée de l’être humain. Comme vous le savez, pour la plupart d’entre nous, c’est le langage de l’esprit d’analyse, de l’élaboration de concepts qui permet d’essayer d’enfermer la réalité plus ou moins insaisissable dans des notions qu’on arrive à maîtriser, et puis permet de développer des techniques, de développer ce que Descartes considérait comme fonctions essentielles de l’être humain, c’est à dire de se rendre maître et possesseur de la nature. C’était le point de vue de Descartes et le cartésianisme qui a contribué à ce développement de l’esprit et de la technique, technique qui a permis bien sûr beaucoup de progrès matériels dans différents domaines. L’erreur spirituelle fondamentale ou religieuse, c’est de nier l’importance de la raison, donc d’avoir développé le pouvoir de la foi, l’importance de la foi au détriment de la loi de la raison, ce qui était le cas dans toute la période qu’on a appelé l’obscurantisme du Moyen Âge, où les théologiens considéraient que la foi était le plus important et que la raison était presque quelque chose de démoniaque, parce que celle ci risquait de détruire cette foi.

Un autre aspect souligné par Maître Deshimaru était les aspects moraux, la vie quotidienne devenait de plus en plus agitée et compliquée. Les gens vivent sans avoir une direction claire pour leur vie, il y a une espèce de dispersion de l’attention. Attention qui est constamment sollicitée par toutes sortes d’informations et de l’encouragement à désirer toutes sortes de choses. Avec cette tendance à vouloir toujours proposer ce que l’on pense qui va pouvoir satisfaire votre désir. En fait, c’est tout le problème de la publicité. Vous éprouvez des manques, vous n’êtes pas satisfait dans votre vie, mais nous avons la voiture qui va vous combler de satisfaction ou le produit, peu importe toutes sortes de produits et de tous les produits vantés par la publicité. 

Je crois qu’il y a surtout un problème grave chez les jeunes à l’heure actuelle, c’est qu’on a beaucoup développé l’éducation intellectuelle. On enseigne énormément de notions de sciences, de toutes sortes de choses. Mais, l’enseignement, ce n’est pas de l’éducation. L’enseignement, c’est transmission d’un certain nombre de notions qui permettent de développer des techniques qui permettent de maîtriser un certain nombre de phénomènes dans la vie. D’exercer évidemment des professions de tous ordres, mais pas une véritable éducation qui permette de réfléchir au sens de sa vie et qui donne une direction.

Je reçois pas mal de témoignage où des jeunes qui ont fait des études supérieures se demandent à quoi bon? Par rapport à la crise du monde moderne, à quoi bon exercer une profession qui ne nous aide pas à résoudre les problèmes de la crise actuelle. Je pense que pour les jeunes, c’est particulièrement important d’aborder ce thème là de la crise de la civilisation, notamment au niveau de l’écologie et en particulier de la protection de la vie sur terre. Je pense que ce problème de la crise de la civilisation est particulièrement important pour la jeunesse. Parce que si les jeunes se rabattent sur la consommation comme une espèce de consolation, comme les gens qui manquent d’amour et qui deviennent boulimiques se mettent à consommer pour compenser un espèce de vide intérieur. Il manque quelque chose de fondamental et on essaye de combler ce manque par toutes sortes d’objets. Je pense que notre civilisation moderne fonctionne beaucoup comme ça.

Je crois que c’est un des grands aspects de la crise, c’est le manque de sens de l’existence, un sens qui motive vraiment un engagement et un effort dans une activité professionnelle par exemple. Et donc avec une espèce de frustration qui qui n’est pas vraiment compensée, on se rabat sur les bienfaits du domaine matériel auquel on peut accéder grâce à l’argent qu’on gagne.

Maître Deshimaru a commencé par souligner le besoin de spiritualité chez les jeunes. Il se trouve que, précisément quand il est arrivé en Europe en 1967, presque aussitôt après, il y a eu la fameuse crise de 68, qui était essentiellement une crise qui a été beaucoup provoquée par la révolte de la jeunesse à l’époque. Maître Deshimaru a eu assez rapidement du succès auprès des jeunes, de tous les disciples que nous étions dans les années 68-72. On les avait tous entre 20 et 30 ans à l’époque. Donc il y avait une grande attente à cette époque. C’est donc ce qui a encouragé Maître Deshimaru à développer son enseignement et à souligner à quel point la pratique du zen pouvait aider à résoudre cette crise de la civilisation. Il insistait beaucoup sur le fait qu’un des aspects de la crise dont je parlais, c’est le développement unilatéral du mental basé sur le cerveau gauche, le cerveau du langage, de l’analyse rationnelle qui étouffaient le côté intuitif du cerveau droit, qui est celui de la création artistique, de la perception immédiate des formes, donc de l’intuition. Il considérait que la pratique du zen était vraiment de nature à rétablir l’équilibre chez chaque individu du fonctionnement du cerveau. Maître Deshimaru insistait beaucoup sur les moyens pour retrouver l’équilibre intérieur dans le mode de fonctionnement de l’esprit.

Aussi, le fait de donner plus de valeur à tout ce qui était de l’ordre des gestes du corps. Il soulignait le fait que dans le zen, on développe des activités comme la cérémonie du thé par exemple, qui est une cérémonie à travers laquelle on développe la délicatesse dans les gestes et l’attention aux gestes. Très important. Également, l’ikebana, par exemple, comme une forme d’expression artistique dans laquelle on s’investit beaucoup avec le corps, avec les gestes, dans une attention en même temps à la fleur avec laquelle on travaille, etc.

Maître Deshimaru disait que pour éviter la guerre, toutes les maladies de la civilisation, il faut une religion forte. Pour lui, la pratique du zazen est une pratique de nature à permettre de revenir à la source de l’esprit religieux.

Le Zen, non en tant que Bouddhisme, une autre religion à côté des religions existantes, mais le zazen lui même, comme une démarche de méditation qui permet de contacter en soi ce qui est à la base de l’esprit religieux, c’est-à-dire, de se sentir un et relié à différents niveaux, mais déjà relié à sa propre nature profonde nature de Bouddha, reliée aux autres. Dans une pratique qui encourage la compassion, la bienveillance, la sympathie mutuelle. Et aussi l’unité avec la nature. Dans les années 60 on parlait pas tellement d’écologie. Dans les années 68, c’était plutôt le politique qui prédominait. Deshimaru était un des premiers à vraiment beaucoup insister sur le respect de la nature en soi et autour de soi.

Il parlait de l’harmonie avec l’ordre cosmique. L’ordre cosmique, c’est le Dharma et le Dharma c’est la compréhension de l’impermanence et de l’interdépendance de tous les phénomènes qui constituent notre vie, qui constituent au fond, toutes les existences de l’univers. Tout ce qui existe des fourmis aux étoiles est soumis à cette loi fondamentale de l’impermanence et de l’interdépendance. Et la pratique du zen, justement, est une pratique qui permet à la fois de devenir extrêmement attentif et conscient de l’impermanence.

De l’accepter, alors que généralement, on considère l’impermanence comme une source de perte, donc de deuil, quelque chose de douloureux. Mais le zen vous enseigne que l’impermanence, c’est aussi ce qui permet heureusement de d’abandonner nos illusions et de s’éveiller. Si l’impermanence n’existait pas, on serait figé dans une attitude immuable, aucun progrès serait possible. Donc l’impermanence, c’est la vie, c’est à dire l’évolution, le fait que tout se transforme constamment et donc que la pratique du zen est l’occasion de faire jouer cette impermanence dans un sens favorable.

L’interdépendance aussi, c’est le pendant de l’impermanence. L’interdépendance veut dire que rien n’existe séparément. Tout ce qui existe dans l’univers existe à travers des relations. Aussi bien au niveau de la vie vivant, qui est un phénomène relativement rare apparemment dans l’univers, que l’existence même matérielle, de la matière, des étoiles, etc. Tout n’existe qu’à travers des relations d’interdépendance, d’énergie. Être conscient de cette interdépendance, c’est vraiment la sagesse. Alors après, il s’agit de faire jouer l’interdépendance de manière favorable, en étant conscient que tout ce que l’on fait, toute action conséquence, et donc en devenant attentif aux conséquences de nos actes, on doit devenir beaucoup plus responsable dans sa vie. Et cette responsabilité, c’est l’expression du fait que, au fond, nous ne sommes pas conditionnés par un karma impossible à transformer. Nous avons tous évidemment un karma. Nous produisons du karma constamment par nos actions, mais nous héritons aussi de notre karma passé. Nous sommes les héritiers de nos vies antérieures. Cela est un point commun entre le zen et l’existentialisme, c’est de voir que finalement l’être humain est responsable de ce qu’il devient à travers ses actions.

Maître Deshimaru insistait sur le fait qu’il percevait souvent une sorte de contradiction entre ce qui est spirituel et ce qui est matériel. C’est vrai que la civilisation c’est développé dans un ordre extrêmement matérialiste. Par rejet des religions qui ont été mal comprises. Je crois qu’on les a considéré comme un obstacle au progrès. Le côté obscurantisme de la religion. L’éducation moderne ne comporte pas suffisamment l’esprit d’aventure. Pour Maître Deshimaru l’aventure c’est très important parce que ça veut dire apprendre à faire face à l’imprévu, à l’impermanence. Souvent, on vit trop dans une espèce de routine. Nos vies sont un peu trop conditionnées. La voie du zen c’est la voie de l’oiseau, c’est-à-dire, la voie qui n’est pas sur des rails, canalisée dans une direction unique, mais au contraire, qui peut partir dans toutes les directions. Ce qui veut dire que dans notre vie, on peut être tout à fait créatif, on n’est pas forcément condamné. Je crois que c’est important. Et à un moment donné à faire le bilan. De quoi je suis l’héritier? Qu’est ce qui m’a été transmis? De l’éducation, qu’est ce que je veux en faire? Est-ce que je peux le faire fructifier? Est-ce que je veux abandonner certaines choses? Bref, se réapproprier ce qui nous a conditionné jusqu’à maintenant. Je pense qu’on peut périodiquement refaire cela. C’est même souhaitable. Il serait intéressant que chacun réfléchisse à cet aspect. Qu’est ce que  l’enseignement du zen que je transmets et qui est transmis pas seulement par moi, mais à travers les publications de Maître Deshimaru et de manière générale tous les sutras, le Shôbôgenzô, de ce qu’on appelle le Dharma, de tout cet enseignement, qu’est ce qu’il en reste pour vous? Qu’est ce que vous en faites? En quoi cela nourrit votre vie? A quoi sert? En quoi cela vous inspire dans votre existence? Donc le bilan actuel est à actualiser périodiquement, à mon avis. Il y a une question intéressante que je me pose de temps en temps et qu’on me pose aussi, qu’est ce que je serais devenu si je n’avais pas pratiqué? Et alors? Je ne sais pas en fait. C’est difficile de répondre. Si je n’avais pas rencontré le Zen, je serais assez désespéré. Pour moi, la question quand j’étais adolescent, la grande question, c’était le sens de l’existence. Et à un moment donné j’ai fait le point sur ce que j’avais reçu à travers l’éducation et pour moi, ça n’avait pas grand sens, cela ne suffisait pas à motiver une existence. J’étais très désespéré. J’ai souvent raconté que je suis parti autour du monde en me demandant si quelque part je trouverais des réponses.

Intervenant: Je trouve que le mot spiritualité a aujourd’hui plutôt une connotation négative. J’ai l’impression que les jeunes n’ont pas envie de l’approfondir ou voient la spiritualité dans le sens de la religion et sur les religions ils ont déjà des idées préconçues, alors c’est difficile de revenir vraiment au sens du mot même.

Roland: Je pense que justement c’est très important de dissocier spiritualité et religion. Les religions ont commis beaucoup d’erreurs. Pour autant, la spiritualité, c’est complètement nécessaire car c’est ce qui permet de donner un sens à la vie.  

Intervenant: Je crois qu’on ne peut pas traduire immédiatement le mot spiritualité par le sens de la vie. Quand on parle de spiritualité c’est le sens de la recherche du sens de la vie.

Roland: Oui, des valeurs de vie. C’est vraiment fondamental. Un problème des valeurs Nous, on doit travailler notre manière d’être dans la vie quotidienne, témoigner de ce que le jeune peut apporter dans la vie, au niveau du sens, notamment la façon de travailler, la façon d’exercer une profession qui soit vécue davantage comme un service rendu, comme un samu, un service rendu à l’environnement, à la population, plus que simplement comme une occasion de carrière ou de gagne pain. Je crois que pour les jeunes en particulier, c’est très important. Aussi, dans le comportement général, ce n’est pas uniquement dans la profession, même dans le metro. La façon dont on se comporte vis-à- vis des autres. C’est le sens même, la façon dont on a, par exemple, de conduire sa voiture, de circuler. Moi, des fois, je considère ma voiture comme un dojo. Mais dans le métro aussi.  C’est bien d’avoir de la patience, de la tolérance.

Intervenant: Un témoignage par rapport aux jeunes qui contredit un peu ce qui a été dit auparavant. C’est sûr que tout ce qui est spiritualité et religion est suspect pour beaucoup des jeunes. Ils ont beaucoup de doutes, mais il y a eu dans ma ville une grande enquête qui a été faite dans les écoles secondaires par rapport à ce problème et un des aspects qui en est ressorti, c’est que les jeunes disent qu’ils souhaitent avoir plus de connaissances sur les différentes religions, de mieux connaître les différentes aspects, ce qu’ils font dans l’islam, ce qu’ils font dans le catholicisme, les protestants, les bouddhistes, etc. On a reçu une demande formelle de participer à un groupe de travail pour organiser un événement où on pourrait essayer de mieux présenter les différentes religions ou courants spirituel, mieux connaître leur spécificité. Pour eux c’est un obstacle, une source des conflits actuels.

Continuant avec le thème de l’atelier, Maître Deshimaru insistait sur l’importance de comprendre avec le corps, pas seulement avec le mental. C’est ce qui permet de réaliser ce contraste au niveau du mental, c’est de comprendre avec le corps, les choses s’impriment profondément. On développe une manière de vivre qui peut devenir une sorte de modèle pour la vie quotidienne. Autant que possible de ce que l’on vit en sesshin, on devrait pouvoir le prolonger, que notre vie entière devienne une vie comme en sesshin. Il faut vraiment se concentrer. Quels sont vraiment les aspects importants de la sesshin qui peuvent être transposée dans le quotidien? En pratique, pas seulement au niveau d’une compréhension intellectuelle. 

Maître Deshimaru parlait des souffrances causées par notre propre esprit, d’attachement à toutes sortes d’objets, de désirs soit impossibles à satisfaire, soit véritablement sans véritable intérêt qui ne font que de provoquer des complications, de l’agitation, de la fatigue.

Le fait aussi que beaucoup de difficultés sont dues au fait que notre esprit est complètement instable, trop influencé par l’environnement. Donc un peu comme un bateau qui n’aurait pas de dérive suffisamment profonde et qui serait constamment poussée à droite à gauche par les vents et les vagues, sans direction ferme.

Zazen nous donne un enracinement ici et maintenant, corps-esprit en unité avec notre réalité présente. Même si toutes sortes de phénomènes surgissent qui peuvent devenir des causes d’émotions et de perturbations émotionnelles, il y a une espèce de direction qui est continue. Qui n’est pas entravée par les phénomènes.

C’est tout le problème du désir. Souvent, le bouddhisme a été mal compris en Occident.

On a fait croire que le bouddhisme considérait le désir comme la cause de toutes les souffrances et qu’il fallait donc en finir.

Photo : Eric Tcheou

D’ailleurs, la philosophie de Schopenhauer a donné une philosophie très pessimiste, très négative. Alors que l’enseignement du Bouddha, ce serait beaucoup plus proche de l’enseignement d’Epicure, qui a attiré l’attention sur le fait qu’il y avait de bons et de mauvais désirs, et le désir en lui même n’est pas quelque chose de mauvais.

Mais le désir, c’est la vie. Et j’insiste beaucoup là dessus. Si on s’il n’y avait pas de désir, on serait même pas né. Nos parents n’auraient pas fait l’amour, on n’aurait pas été procrée. C’est important de cultiver les bons désirs et de réfléchir au sens de nos désirs. Un désir fondamental dans la vie est pour moi c’est d’avoir une vie avec des activités qui aient du sens. Si on ne parvient pas à créer une manière de vivre qui a du sens, on est un peu désespéré et en quelque sorte, il n’y a pas de vie. Tout ce que l’on va désirer va devenir comme une sorte de compensation à un manque fondamental qui n’aura pas été contacté ni résolu. Je compare souvent ça à un bébé qui pleure parce que ce qu’il désire, c’est d’être aimé par ses parents, choyé. Mais, au lieu de lui donner de l’amour, on va lui donner des bonbons par exemple. C’est-à-dire, on ne répond pas vraiment aux besoins de l’enfant et on se débarrasse de ses pleurs en donnant quelque chose qui va être un plaisir superficiel, immédiat, mais qui ne va pas vraiment résoudre le besoin fondamental. Je crois que l’être humain fonctionne beaucoup comme cela: il attend qu’on le contacte par notre besoin fondamental de dimension qui a du sens dans la vie. Autrement, on est forcément dans un manque et une frustration, qui aurait tendance à nous faire penser que la vie est absurde.

Mais qu’on se console comme on peut. On se console en se créant des objets de désir suffisamment faciles à satisfaire pour que pour qui viennent là en compensation des manques. Mais évidemment, c’est un peu comme le tonneau des Danaïdes, qui n’a pas de fond et n’a pas de fin.

Donc je crois que c’est vraiment un thème très important et intéressant de réfléchir au désir et aux besoins.

Comme Deshimaru disait les gens égoïstes deviennent anxieux et faibles. Pour lui, l’égoïsme est vraiment une maladie et qui provoque l’anxiété et affaiblit l’être humain.

Il insistait aussi sur  l’excès de consommation. C’étaient les critiques de mai 1968 par rapport à la civilisation matérialiste, à la société de consommation. Il est important de revenir à une vie plus simple.

Il insistait aussi sur le fait que dans le monde, il y avait trop d’injustice au niveau de la répartition des biens et des richesses. C’est un problème crucial à l’heure actuelle. Il y a un minimum de la population mondiale qui accapare toutes les ressources et un grand nombre de gens qui manquent de beaucoup. Les écarts de richesse, par exemple,  sont faramineux. Le manque de partage suscite l’envie, la jalousie, de la violence.

Maître Deshimaru aussi insistait sur le fait que les religions traditionnelles en brandissant la menace de l’enfer pour ceux qui se comportent mal. Autrement dit la religion comme un facteur de conservatisme et un empêchement au progrès social. Cela a beaucoup nui à l’esprit religieux.

Tout le marxisme a considéré la religion comme l’opium du peuple, comme vous le savez, et cela a laissé des traces. C’est cette confusion que moi je continue à critiquer entre religion et spiritualité. Et ce que je regrette, c’est d’entendre que les jeunes confondent justement spiritualité et religion et du coup rejette la spiritualité en même temps que la religion.

Il faut faire la distinction très claire comme disait Maître Deshimaru: pratiquer zazen, c’est revenir à la source de l’esprit religieux d’avant les religions. D’avance que cet esprit religieux ne s’enferme dans des dogmes, des institutions, des systèmes de pouvoir, qui trahissent complètement le véritable esprit religieux. Donc il faut vraiment dans nos dojos, bien insister là dessus.

Quand on fait une introduction de zazen, bien situer la pratique par rapport à la sphère du religieux et du spirituel. Pour éviter les malentendus et les risques de rejet. Surtout que malgré tout, on montre des signes extérieurs de religiosité avec les cérémonies. Personnellement, c’est ce qui m’a rebuté au début. J’avais été suffisamment impressionné par la pratique de zazen pour passer outre ce qui me rebutait dans le rituel, mais cela a pu me faire fuir. Je comprends qu’il y en a qui s’en vont. Alors le remède à cela, c’est de montrer que tous les aspects de notre rituel sont des formes d’expression du zazen. Qu’il n’y a pas de séparation, Il n’y a pas la méditation d’un côté et le rituel de l’autre. Des choses qui viendrait s’ajouter étrangères à l’essence du zen. Le rituel zen n’est pas étranger à l’essence, il en est l’expression.

C’est pour cela qu’il ne faut pas être dogmatique. Je pense que la spiritualité a besoin de s’exprimer et dans la vie quotidienne, c’est peut être l’occasion de l’exprimer.

Nos sociétés ont plein de rituels. Il fait partie de la culture humaine de développer des rituels. Ce qu’il faut, c’est que les rituels aient du sens et qui correspondent à quelque chose de profond.

Faut-il créer de nouveaux préceptes pour une civilisation future qui représentent l’universalité de valeurs pour la civilisation du futur ? A la fin, je pense qu’il faudra aboutir à quelque chose de cet ordre là.

Aussi, le développement des sciences et des techniques n’a pas parvenu à promouvoir l’harmonie entre l’homme et la nature. C’est tout le problème de la technique et de l’esprit de la technique. Le cartésianisme essaie de voir un aspect fondamental de la culture européenne à l’occidental. Et Descartes dit que l’homme doit se rendre maître et possesseur de la nature. Mais le sens de l’activité humaine est d’être capable de comprendre les lois de la nature. Développer les techniques de façon à utiliser la nature pour satisfaire les besoins naturels et légitimes de l’être humain: nourriture, de l’abri et de la sécurité, le faire d’une manière telle que ça reste en harmonie avec les lois de la nature. On voit à l’heure actuelle, avec la crise climatique, que tout le monde se pose vraiment la question. Et tant mieux. Je crois que c’est l’un des mérite de crise. A un moment donné, on arrive à un tel déséquilibre, que ce n’est plus possible. Il faut s’arrêter et remettre les choses un peu d’aplomb. D’où le mérite de créer les conditions, de se donner la peine d’analyser les causes.

Maître Deshimaru avait dit aussi que la source de l’erreur de la psychologie et de la philosophie moderne c’est l’exacerbation de l’ego, du moi, et de l’oubli du véritable soi.

Cette différence entre le moi et le soi c’est la différence entre le moi et la véritable nature de Bouddha. C’est ce que la pratique de zazen nous aide à réaliser. C’est l’enseignement auquel je crois.

Apprendre à se connaître soi même, c’est apprendre à s’oublier soi même, c’est-à-dire, oublier son ego, trouver l’harmonie avec tous les êtres et tout le cosmos dans la réalisation de la nature de Bouddha qui englobe évidemment le petit ego, mais qui est beaucoup plus vaste, qui est notre vie en totale unité avec tous les êtres en interdépendance.

On a déjà évoqué qu’il ne saurait y avoir de restauration des équilibres naturels sans un respect et un amour de l’ordre cosmique, donc sans reconnaissance de l’interdépendance et de la solidarité de tous les êtres. Pour moi, c’est fondamental.

Tout est dans les vœux de bodhisattva. Si on vit en harmonie avec les préceptes, cela ne peut que contribuer à restaurer un équilibre naturel dans le monde dans lequel nous vivons.

Maître Deshimaru disait aussi que lorsque l’on abandonne l’ego, l’attachement à l’ego nous devenons réceptifs à une énergie beaucoup plus profonde, à la force vitale. C’est pour lui l’abandon de l’attachement à l’ego qui était un aspect fondamental de la pratique de zazen, qui unit le corps et l’esprit, nous réapprend à penser avec le corps tout entier, non seulement le mental.

C’est ce qui permet aussi de contacter le QI, l’énergie vitale, fondamentale.

C’est que vraiment il avait un culte pour l’énergie, cela se sentait vraiment.

Donc cela est en résumé ce que j’avais noté des kussen de Maître Deshimaru sur le thème de la crise de la civilisation.

Quelques reflexions

A partir de ce qu’il m’avait demandé. J’ai produit tout un travail sur ce thème. Notamment j’avais développé ce que je considérais comme des potentialités gaspillées. Notre civilisation nous a apporté un grand progrès, elle a développé toute sorte de choses qui sont potentiellement et extrêmement précieuses, mais qu’on ne sait pas les utiliser comme il faut. Pour moi, la civilisation, c’est un énorme gaspillage d’énergie et de potentialités qui pourraient être utilisées autrement.

Aussi, ce qui me paraît extrêmement important, c’est l’aspect de la crise du sens. Je crois que, en tant qu’être humain, nous avons besoin vraiment d’un sens à notre vie. Les jeunes en particulier.

Voir comment à partir de la pratique de zazen un sens plus profond apparaît à notre existence sur ce thème. Paradoxalement, ce qui m’est arrivé dans mon expérience, c’est que la première fois que je faisais zazen, alors que j’étais obsédé littéralement et désespéré par la question du sens et du sens de l’existence, d’un seul coup en zazen, j’ai expérimenté qu’il n’y a pas besoin de sens. C’est le paradoxe de l’histoire,

Le sens est quelque chose qui peut nous être donné comme par dessus le marché en plus. Mais fondamentalement, ce qui me parait important, c’est de développer une expérience, d’être ici et maintenant, en unité avec notre vie et la vie de tout l’univers qui fait qu’il n’y a rien à ajouter, pas besoin d’autre chose.

Cette expérience d’unité, c’est la chose fondamentale qui apaise complètement notre esprit et nous dispense d’avoir essayé de combler ce manque qui nous porte à chercher toutes sortes d’objets de désir, qu’on va poursuivre vainement. Cette expérience là, c’est le satori.

D’une certaine manière, cette présence d’être en unité avec la vie de l’instant, en unité avec tout l’univers.ne peut être formulé avec des mots. C’est simplement un ressenti, un être enraciné profondément dans sa posture. Cela produit un apaisement qui fait qu’on n’a pas besoin d’autre chose. Ce qui ne veut pas dire qu’on va passer notre vie à être assis en zazen.

A partir de cette expérience d’être un avec la vie de cet instant présent, cette expérience va pouvoir se poursuivre dans tous les autres aspects de la vie quotidienne.

Être un avec le samu lorsqu’on fait samu, un avec le repas, lorsque l’on mange, avec la cérémonie, quand on fait une cérémonie.

C’est cette capacité à être véritablement, totalement avec ce que l’on fait, avec la vie à travers le corps et l’esprit, en unité à chaque instant. Pour moi, c’est la chose fondamentale qui fait que finalement, il n’y a pas besoin de rien ajouter.

À partir de là, la vie prend sens, mais le sens vient comme l’expression de cette expérience. En fait, c’est ça l’essence de la vie, c’est ce qu’on fait sans vouloir plus que cela, de vivre ce qu’on vit.

L’important c’est aussi de pouvoir actualiser ce que cela signifie cette vie en totale interdépendance avec tous les êtres. Cela devient la source de toutes les valeurs.

Maître Deshimaru disait qu’il faut créer des préceptes universels. A mon avis les dix préceptes sont universels. Si on réfléchit bien à ces préceptes, on s’aperçoit qu’ils sont la source de toutes les valeurs de vie.