Traitement de la douleur

Je souhaiterais maintenant faire référence aux valeurs bouddhistes engagées dans l’accompagnement des personnes en fin de vie. Bien entendu d’abord la compassion, c’est évident. La démarche de soins et d’accompagnement en fin de vie fait appel à une vertu compassionnelle, tout simplement un choix de solidarité humaine vis-à-vis du proche et du lointain. La racine sensible de la perception de la souffrance d’autrui est reconnue comme une valeur centrale du bouddhisme. La compassion pour tous les êtres qui souffrent est à la fois l’actualisation d’une vertu suprême (paramita) et une voie d’accès à l’éveil. La compassion n’est pas qu’une écoute et un partage émotionnel, c’est aussi, grâce à un retour sur soi, un engagement dans des actions en cohérence avec la situation.

Dans le Shobogenzo maître Dogen a intitulé un court chapitre : Shoji, ce qui signifie « vie et mort », et il y a d’autres traductions : « apparition et disparition des phénomènes », « naissance et mort ». Il dit au début: « Dans le temps appelé vie il n’y a rien d’autre que la vie, dans le temps appelé mort il n’y a rien d’autre que la mort. » Accompagner et prendre soin des mourants c’est actualiser la compassion et l’écoute des besoins de la vie. Plutôt qu’accompagner la fin de vie il serait préférable de dire accompagner la vie finissante car c’est bien encore la vie que l’on accompagne à ce moment-là même si la fin est proche. Dans ce chapitre Dogen parle de vie et mort en continuité. Si les formes varient, si la vie n’est pas semblable à la mort, la nature profonde des phénomènes est toujours la même, c’est à dire coproduction conditionnée et impermanence. Il nous est donné d’observer chez les personnes en fin de vie la transmigration des états de conscience avec une particulière acuité et en zazen nous faisons la même expérience par l’observation de notre propre esprit. Notre pratique nous aide ainsi à accueillir les états de conscience fluctuants du mourant avec une sorte de familiarité. Nous prenons ainsi conscience d’une vulnérabilité partagée, et alors la mort d’autrui ne nous apparait pas comme une inaccessible singularité générant peur ou indifférence. Pour le boddhisattva la compassion prend sa source dans zazen.

La deuxième notion bouddhiste que je voudrais aborder ici si c’est la notion d’unité du corps et de l’esprit, Shinjin. Comme on l’a vu l’approche globale de la personne en fin de vie prend la totalité de la personne en considération, corps et esprit unifiés. En fin de vie, lorsqu’il existe des dégradations physiques importantes, on observe souvent une dissociation entre 10 10le corps et l’esprit. La vision d’un corps décharné ou d’un visage déformé par une tumeur dans le miroir provoque un rejet et donc une rupture de l‘unité corps-esprit. Le travail du soignant va consister à favoriser une réappropriation de ce corps banni et donc une ré-harmonisation.

Question. Comment ?

Réponse. Par la qualité des soins, des gestes, de la parole. Le soin n’est pas un geste purement technique, mais un geste humain, humanisant. On peut par exemple effectuer une approche par le massage, par le toucher. Ces techniques sont actuellement très développées dans les unités de soins palliatifs. Une autre valeur partagée, c’est le caractère précieux de la vie humaine. On en a déjà parlé cet après-midi et bien sûr ce matin. Dans le bouddhisme la vie humaine est particulièrement précieuse car c’est la seule forme de vie sensible offrant l’occasion de recevoir le Dharma et donc de se libérer de la souffrance. Le premier précepte du Bouddha est d’éviter de détruire la vie des êtres sensibles. Ahimsa, non-violence à l’égard d’autrui. Ce principe fonde aussi la médecine et le soin depuis Hippocrate, « primum non nocere »: premièrement ne pas nuire, ne pas provoquer de souffrance inutile ou de préjudice à autrui mais aussi soulager ses souffrances. Dans le chapitre Shoji, Dogen dit: « Lorsque nous comprenons qu’il n’y a pas de nirvana en dehors de vie et mort, il n’y a rien a rejeter dans vie et mort et aucun nirvana a espérer en dehors de vie et mort ». Vie et mort sont la condition même de notre libération et Dogen nous conseille de ne pas nous attacher mais aussi de ne pas rejeter vie et mort. L’acharnement thérapeutique tout autant que l’euthanasie sont donc des erreurs autant à l’initiative des soignant qu’à la demande des malades. Ces attitudes sont condamnées par toutes les religions et spiritualités.

Dans la médecine ayurvédique il existe une notion qui est ici intéressante, c’est la notion de « mort mature ». On ne meurt pas avant d’avoir épuisé le karma de cette existence. L’enchaînement des causes et conditions d’apparition et de continuation de cette existence s’épuise lorsque le souffle vital s’évanouit. Dans cette vision, le rôle de la médecine consiste alors a pallier les obstacles empêchant d’atteindre cet âge mature, sans prolonger inutilement ni interrompre prématurément la vie. Au Japon, pour désigner cette conception de la médecine, on utilise le terme i-do : la voie de la médecine.

Question. Quand est-ce que c’est le bon moment de mourir ? Mature ça veut dire quoi ?

Réponse. Le bon moment c’est le moment où s’épuise naturellement le souffle vital. Lorsque l’énergie vitale est épuisée les cinq agrégats d’appropriation se dissocient et le courant de conscience individuelle devient de nouveau disponible pour une nouvelle naissance selon la croyance bouddhiste fondée sur la foi en la perpétuation, au-delà de la mort, de la loi des rétributions karmiques.

Question. Est-ce que ce n’est pas une histoire de prise de conscience qui pourrait intervenir juste avant le décès? On s’éveille enfin avant de mourir. Ce n’est pas ça ?

Réponse. La réalité de la mort est indépendante du fait de s’éveiller. Il est bien entendu préférable de ne pas attendre la fin de sa vie pour s’éveiller de nos illusions mais parfois c’est le cas et cela peut influer favorablement l’unité physico psychique de l’être à renaître. Malheureusement on observe que le lâcher prise final est plus souvent subi qu’accueilli dans une conscience éveillée.

La valeur de la vie humaine rejoint une notion de la philosophie éthique occidentale, c’est la notion de dignité. Je parle de la dignité « ontologique », la 12 12dignité qui nous est conférée du seul fait de notre condition d’être humain. C’est schématiquement dire que la vie humaine n’est pas équivalente à la vie d’une amibe ou d’une grenouille. Cette qualité particulière de la vie humaine doit être prise en considération tout au long de son cours et, pour ce qui nous concerne ici, jusqu’à son terme. Elle impose un discernement et une responsabilité particulière dans les décisions que chacun prend en son propre nom et qu’autrui peut être amené à prendre en notre nom propre. De tels choix conscients ont des implications karmiques évidentes. Néanmoins, pour le médecin bouddhiste, le respect des préceptes et du cadre juridique, déontologique dans lequel il œuvre peut générer une tension avec le devoir de compassion pour un être qui souffre indûment et pour ses proches épuisés. La pratique des paramitas est parfois un chemin ardu pour le soignant qui accepte et vit la tension entre le bien à faire et le devoir à accomplir (les décisions médicales en phase ultime concrétisent cette perplexité).

On est parfois amené à prendre non la meilleure mais la moins mauvaise décision, celle qui génère le moins de souffrance pour le patient, ses aidants et les soignants. La pratique des paramitas et en particulier de prajna, la vision juste, est certainement utile. Elle nous permet de trouver, dans ces situations difficiles, un chemin guidé par une intention pure, de mobiliser des moyens justes et de prévoir des conséquences de nos actions que nous puissions assumer moralement. Il est aussi important de répondre à la souffrance des êtres avec compassion que de préserver le karma des malades, de leurs familles et des soignants.

Les soins aux personnes mourantes sont l’occasion d’actualiser les « Quatre illimités ». C’est est à dire la bienveillance envers tous les êtres sensibles, la compassion envers les êtres qui souffrent, la sympathie joyeuse, l’empathie et l’équanimité au regard des difficultés rencontrées par les mourants.

Question. Je voudrais faire une remarque. Je suis infirmière en établissement d’accueil de personnes âgées dépendantes. J’assiste souvent à des comportements peu bienveillants des soignants et à des prises de décisions médicales de nature éthique qui ne sont pas l’objet de discussion en équipe et qui sont alors mal comprises par les soignants et les familles. La culture palliative a du mal à diffuser dans les services hospitaliers et les établissements d’accueil des personnes âgées.

Réponse. Effectivement c’est confirmé par différentes enquêtes et c’est dû essentiellement à deux causes : un manque de moyens humains dans de nombreux services orientés vers le « tout curatif » et un manque de formation des soignants et surtout des médecins dont le cursus est essentiellement technique. La résolution de dilemmes éthiques nécessite en effet une réflexion spécifique en amont des solutions techniques. Le déficit de prise en charge en fin de vie est encore plus criant pour les personnes qui meurent à la maison ce qui aboutit parfois à la demande et à la réalisation cachée d’euthanasies. Une mission de consultation publique a été confiée au Pr Sicard pour évaluer l’état des lieux de la fin de vie en France, sans aucun doute perfectible. Le cadre légal est pourtant très favorable à une prise en charge de bonne qualité en fin de vie (loi Kouchner puis Léonetti) encore faut-il que les patients et leur famille connaissent les droits que ces lois ouvrent, et que les soignants les mettent en œuvre. C’est la raison pour laquelle j’oriente actuellement une partie de mon activité à l’hôpital vers l’enseignement et la formation en douleur, soins palliatifs et en éthique des pratiques médicales.

En ce qui concerne l’accompagnement spirituel des mourants il se réalise, à leur demande, le plus souvent dans un établissement de soins puisque plus de 60% des français meurent à l’hôpital. Les hôpitaux appliquent une « charte relative à la laïcité dans les établissements de santé » qui impose la plus stricte neutralité à leurs agents et donc aux soignants et aux médecins. Les accompagnants laïcs respectent eux aussi une charte. Les aumôniers et les référents des cultes peuvent être sollicités à la demande des patients ou de leur famille.

Question. Autrement dit, personne n’est là, même les aumôniers, pour prêcher quelque chose ?

Réponse. Les aumôniers où les référents du culte n’interviennent qu’à la demande des patients ou des familles ou de soignants et le plus souvent pour pratiquer des rituels ou des cérémonies. Ils doivent respecter les convictions individuelles des autres patients. Parfois ils accompagnent des patients, des familles ou la réflexion d’une équipe soignante.

Question. L’approche de la mort est un moment où les questions existentielles apparaissent, ainsi que la dimension spirituelle. Est-ce que celle-ci s’exprime souvent et comment se manifeste t’elle ? Comment faites-vous par rapport à ce devoir de réserve ? Est-ce que vous vous dites « là c’est vraiment une question spirituelle» et vous proposez la rencontre d’un religieux ? Comment ça se passe ?

Réponse. Le patient ou sa famille est invité à déclarer, à l’admission, son culte éventuellement pratiqué ainsi que l’existence de restrictions alimentaires. L’établissement s’engage à respecter les croyances des patients et à offrir toute facilité d’exercice de leur culte et d’accès à un réfèrent. Une liste d’aumôniers et de référents est donc disponible dans tous les services. A part dans les unités de soins palliatifs, peu de soignants sont formés à identifier une souffrance spirituelle et à écouter un questionnement de cette nature, aussi en réfèrent-ils le plus souvent à un aumônier ou à un laïc qui le seconde. Si un religieux bouddhiste est sollicité pour un accompagnement spirituel ou pour faire un kito c’est tout à fait réalisable dans les limites du respect des autres patients.

Question. Il y a un autre aspect, en dehors d’une demande spécifiquement adressée à un culte, le fait même de vivre sa fin de vie peut susciter des questionnements de nature spirituelle qui ne sont peut-être pas identifiés comme tels à ce moment-là. Qu’est-ce qu’on fait? L’accompagnement doit décrypter « bon ça sa révèle de telle ou telle tradition religieuse » et il va le mettre en contact avec un aumônier? Mais c’est presque une orientation forcée lorsque la personne ne s’est pas déclarée chrétienne, bouddhiste, etc. ?

Réponse. C’est la situation la plus fréquente et la personne en fin de vie s’adresse habituellement à une personne particulière dont elle va sentir qu’elle sera à l’écoute de ces questions. Ce sera soit un accompagnant, une infirmière, un membre de la famille. Cette demande est souvent rapportée à un référent du culte si culte il y a, sinon il faut des compétences particulières pour accompagner spirituellement un malade et ces compétences peuvent s’acquérir et se développer. Parfois un référent du culte est interpellé par un patient et s’établit un échange sur des questions essentielles sans référence spécifique à une religion. Certains aumôniers s’adressent aux soignants, passent dans les services, discutent librement et éventuellement quand ils rencontrent un patient dans une chambre, une discussion s’engage avec le voisin et un échange non dogmatique a lieu. Chaque situation est particulière et on peut peut-être regretter que cela soit trop personne dépendante mais j’observe finalement une grande souplesse dans la réponse aux demandes d’ordre spirituel. En ce qui concerne les rares demandes de bouddhistes, elles proviennent en règle générale d’asiatiques qui sollicitent leurs propres ressources communautaires.

Moi j’aurais tendance à voir une demande spirituelle partout en fait.