La Gendronnière - Photo : Eric Tchéou

Le deuxième des Grands Vœux du Bodhisattva

Traductions ABZE disponibles (PDF) :        

Roland Yuno Rech – La Gendronnière, août 2007

Le deuxième des grands vœux du bodhisattva est bonno mujin seigandan :
“Aussi nombreux que soient les bonno, je fais le vœu de les résoudre tous”.

Qu’est ce que c’est un bonno ? Bonno veut dire ce qui trouble l’esprit et qui crée de la souffrance. On peut dire que les bonno sont à la base même du Dharma de Bouddha. Tout l’enseignement du Bouddha étant motivé par le désir de remédier à la souffrance humaine, on peut considérer que l’enseignement des Quatre Nobles Vérités est complètement centré sur la résolution des bonno, des causes de la souffrance.
Dans ce teisho, je ferai comme le faisait souvent Shakyamuni lui-même : identifier le problème, étudier la cause, voir si une solution est possible et décrire les remèdes possibles.

LES BONNO : QUELS SONT-ILS ?

Les bonno sont très nombreux.  Lorsqu’on est assis en zazen on voit défiler un grand nombre de nos illusions. Dans la vie quotidienne on s’en aperçoit moins souvent, tout simplement car on vit dedans. On se laisse entraîner par les bonno et on ne réalise même pas qu’on est sous l’emprise d’une illusion, d’un attachement. On ne s’en aperçoit qu’après coup, quand la souffrance arrive; alors on se dit : c’était vraiment un bonno.

Il y a cent huit bonno. Dix sont dit ‘fondamentaux’ et je vais vous les présenter maintenant.

Il y a d’abord tout ce qui est de l’ordre de la convoitise, du désir, jusqu’à l’avidité, c’est-à-dire le désir d’obtenir ce qui nous parait être un objet de satisfaction. Sur ce point il faut faire une distinction par rapport aux besoins naturels. Nous sommes des êtres vivants, des êtres sensibles, interdépendants avec l’environnement et donc non autosuffisants : cela signifie que nous avons des besoins naturels comme de se nourrir, de s’habiller, de se protéger des intempéries, besoin également d’une certaine reconnaissance des autres et même d’une reconnaissance affective. Ces besoins sont naturels et inhérents au fait d’être vivant. Le fait d’avoir besoin de manger ou d’un toit pour s’abriter n’est pas un bonno, évidemment. Mais sur ces besoins naturels se greffent toutes sortes de bonno. Par exemple, sur le besoin de se nourrir vient se greffer la gourmandise, un petit bonno qui peut se transformer en avidité, la nourriture devenant le besoin de combler un manque, souvent affectif. On mange un morceau de chocolat, par exemple, dès que l’on éprouve une frustration : même en sesshin à La Gendronnière, où la boutique vend des sucreries aux pratiquants qui ont patienté en zazen, en ayant mal aux genoux, et ont besoin de réconfort. Cela peut devenir un bonno car on se détruit la santé.
Plus profondément, ce désir de combler un manque au-delà du besoin naturel, nous empêche de prendre conscience d’un manque beaucoup plus fondamental que la recherche de plaisir ou de confort.
Le thème fondamental de ce teisho est que le bonno le plus important, l’avidité, qui est à la base de la société dans laquelle nous vivons, est lié à un manque fondamental non reconnu : le manque de réalisation spirituelle. Même si nous accumulons avec avidité toutes sortes d’objets de satisfaction, nous ne serons jamais satisfaits si nous passons à côté de l’éveil à la véritable dimension de notre existence, à ce qui peut fonder un sens à cette vie, quoi qu’on obtienne.
Vous voyez déjà que le remède fondamental à tous les bonno est l’éveil. C’est le sens de la phrase bonno soku bodai, qui pourrait être traduit par : les bonno sont directement le satori, l’éveil. Nous reviendrons par la suite sur cette équivalence entre bonno et satori. C’est le point de départ vers l’éveil.
Le second bonno est la haine ou, sans aller jusque là, la pulsion, le mouvement de rejeter ce qu’on n’aime pas : la colère, l’impatience, tout ce que notre ego manifeste en n’étant pas satisfait, en ayant envie d’éloigner ce qui lui déplait. Cela recouvre aussi les critiques verbales, les insultes, le karma de la parole, la violence physique, etc.

Le troisième bonno est l’ignorance. Il existe toutes sortes d’ignorance. La première est de ne pas se connaître soi-même. Si on ne se connaît pas, c’est à dire si on ne connaît pas ses propres bonno, si on ne reconnaît pas la façon dont ses bonno nous meuvent et nous entraînent, on n’a aucune chance de s’en sortir. L’ignorance, c’est aussi ignorer la véritable nature de notre existence, ne pas connaître qu’on est déjà, en soi, bouddha : nous sommes déjà cette nature de bouddha et, si nous l’ignorons, nous sommes comme égarés. C’est ce que signifie l’ignorance : on erre dans la vie comme un fantôme, croyant parfois avoir trouvé ce que nous pensons être le sens de notre vie alors qu’il s’agit simplement d’un désir momentané plus ou moins durable. Mais on reste dans l’égarement, on ne fait que l’entretenir.

Le quatrième bonno est l’orgueil, tout ce qui relève de l’amour excessif de soi, de sa propre image : sa source est l’attachement à l’ego.

Tous les bonno sont interdépendants. L’ignorance entretient l’attachement à l’ego ; l’attachement à l’ego stimule la convoitise, l’avidité, et entraîne la haine de tout ce qui dérange.

Les bonno suivants sont relatifs aux vues erronées et à tout ce qui les produit.
Pour Bouddha, le point de vue erroné fondamental était la croyance en un ego substantiel, l’atman, qui sert de base à l’attachement au petit ego.
Le Bouddha critiquait beaucoup d’autres vues erronées, comme la croyance en l’éternité de son propre ego, ou en l’anéantissement de cet ego après la mort. Pour Dogen comme pour Bouddha, ce genre de croyance empêchait d’entrer dans la Voie, car cela revient à nier la loi du karma, à nier la voie du milieu où il n’y a ni éternité, ni anéantissement, mais entraînement dans le samsara, qui est l’enchaînement au cycle des Douze Causes Interdépendantes. Nier, cela fait partie des bonno, c’est une des graves causes de souffrance qui empêchent de se libérer.
Une autre vue erronée est la croyance au salut par les rites. A l’époque de Bouddha, les brahmanes prétendaient pouvoir libérer leurs « clients » du cycle de la souffrance, avec leurs rituels. Selon l’enseignement du Bouddha, cette croyance est un obstacle à la libération.
Parmi les vues spéculatives intellectuelles on trouve aussi le désir de réaliser certains états extatiques. Certains pratiquants de zazen ont ce genre de bonno et cherchent un état spécial dans la pratique de zazen.
Un autre bonno est le scepticisme qui érige le doute en règle et empêche un véritable engagement. Il ne s’agit pas ici du doute salutaire qui consiste à se questionner à propos de la vérité ou de l’erreur, ce qui est positif et permet d’approfondir sa compréhension. Le doute devient un bonno si on met systématiquement en question les enseignements du Dharma, ce qui constitue une manière de se dispenser de s’engager dans la pratique.
Un de ces doutes porte sur la possibilité de se libérer, comme le fatalisme qui est un grand bonno (quand on dit par exemple : « c’est mon karma, c’est comme ça, il n’y a rien à faire… »): les alcooliques ou les gens dépendants de substances toxiques, raisonnent ainsi. Ce doute entretient un cercle vicieux où on se condamne à ne pas pouvoir en sortir parce qu’on doute qu’il y ait une solution.
La paresse est un autre bonno. Par exemple pour quelqu’un qui ne peut jamais se lever le matin pour venir au zazen, c’est un réel bonno.
Il existe aussi l’agitation des sens, toujours à l’affût de ce qui pourrait nous satisfaire.
Le manque de pudeur et de conscience morale est encore un autre bonno… Il existent dix bonno dits « de base », mais ne nous attachons pas à leur nombre qui est infini !

LES CAUSES DES BONNO

Nous chantons chaque jour durant la cérémonie que nous voulons résoudre ces bonno. Il nous faut donc en comprendre les causes qui sont multiples. C’est ce qu’a fait Bouddha, le jour où il s’est éveillé.
La cause fondamentale est d’être né. A partir de la naissance, un corps se développe avec des organes des sens, qui vont entrer en contact avec des objets, d’où vont alors naître des sensations agréables ou désagréables, qui vont entraîner le désir, qui entraîne l’attachement, qui entraîne le désir de prolonger sa vie dans une vie ultérieure pour continuer à poursuivre ces objets de désir, d’où une nouvelle naissance, etc.
En résumé, ceci est la chaîne des Douze Innen. Bouddha, qui aurait pu dire comme Cioran  « c’est l’inconvénient d’être né », avait voulu réaliser la non naissance. Dans le Bouddhisme Mahayana, la manière de comprendre l’enseignement du Bouddha ne consiste pas à de ne pas renaître dans cette vie, mais à réaliser la non naissance de notre ego et la libération dans le monde des phénomènes. Nous faisons le vœu de renaître constamment dans ce monde des phénomènes, non pas à cause de nos bonno, mais grâce au premier vœu du bodhisattvashujo muhen seigando, le vœu de sauver tous les êtres. Ce vœu est-il un bonno ? Il peut le devenir, car c’est valorisant pour l’ego d’être celui ou celle qui a la capacité d’aider et de sauver. On pourrait devenir imbu de soi-même. Même un maître avec beaucoup de disciples peut tomber dans ce genre d’illusion.
Quelles sont les autres causes des bonno ? Mis à part le non éveil, une des causes fondamentales est constituée par les semences du karma passé.
Dans l’école de la conscience, le Vijnanavada, on dit que la conscience de l’être humain est imprégnée par les graines de karma passé, à un niveau plus ou moins inconscient. Et les graines, en germant, provoquent notre impression de rencontrer des phénomènes. Dans ce cas, si on pense que la cause des bonno est le karma passé et qu’on ne peut pas revenir en arrière, une vision fataliste peut apparaître. Mais dans l’enseignement du Bouddha, le karma passé peut être guéri. Bien sûr il produira ses effets, mais ceux-ci peuvent être amoindris par le repentir, qui est une pratique fondamentale dans le Bouddhisme. Le repentir n’a rien à voir avec la culpabilité, qui est un bonno relevant de la haine de soi. Au contraire, en reconnaissant ses erreurs passées, on se promet de ne plus les répéter : c’est une marque de bienveillance vis-à-vis de soi-même.  Repentir veut dire ne plus vouloir créer de mauvais karma.
Une autre cause des bonno est l’ignorance, on en a parlé dans le contexte des Douze Innen, et aussi par rapport à l’attachement à l’ego. Vous voyez que les causes des bonno sont elles-mêmes des bonno, le processus s’auto entretient.

LES REMEDES DES BONNO

Avant d’évoquer le point important des remèdes, posons nous la question : faut-il vraiment remédier aux bonno ?

Je voudrais rappeler le mondo entre Nyojo et le jeune Dogen, âgé de vingt six ans séjournant en Chine près de Nyojo.
Dogen avait demandé ce que signifie shin jin datsu raku, corps et esprit abandonné.
Nyojo a répondu : « C’est être totalement concentré dans la pratique de zazen. A ce moment-là les cinq désirs et les cinq obstacles, globalement les dix bonno, sont résolus. »
Dogen remarque : « En disant cela, n’enseignez vous pas le Hinayana, le Petit Véhicule ? J’ai pourtant entendu dire bonno soku bodai, les bonno sont l’éveil. »
Nyojo donne cette réponse qui pour moi est essentielle et guide ma façon de vouloir pratiquer et enseigner la Voie : « Un disciple de Bouddha ne doit négliger aucun des enseignements du Bouddha, on ne doit pas créer de catégories entre Petit et Grand Véhicule. »
Nyojo insiste: « Celui qui abandonne ne serait-ce qu’un seul bonno, un seul attachement, rencontre Bouddha face à face. » Ce moment de lâcher prise d’un bonno est un moment d’éveil.
Par la suite dans le Genjo koan, Dogen dira : « Les gens ordinaires s’illusionnent sur l’éveil, les bouddha éclairent leurs illusions. » Cela veut dire qu’éclairer ses illusions est un des remèdes fondamentaux. Si on ne voit pas à quel point on est dans l’illusion, on n’a aucune chance de s’en sortir. Dès l’instant où en zazen on voit défiler ces bonno ou ces illusions, et qu’on les laisse être éclairés par la conscience hishiryo de zazen, c’est-à-dire une conscience qui ne s’attache pas, alors ce regard de zazen sur les bonno suffit à les purifier : c’est un grand remède. Reconnaître un bonno comme bonno c’est faire la moitié du chemin pour s’en libérer. La plupart du temps on ne reconnaît pas les bonno, on les voit comme des passions normales dans la vie. On a tendance à justifier nos bonno en pensant qu’ils mettent du piquant dans la vie. En reconnaissant le bonno, on reconnaît la souffrance, et aussi le non-éveil, qui en résulte, on voit le risque de passer à côté de l’essentiel dans la vie, en perdant son temps à poursuivre toutes sortes de bonno, et on comprend alors que c’est la plus grande souffrance. Si j’étais sur le point de mourir, je pense que ce serait une grande souffrance de me dire que je me suis complètement trompé, que je suis passé à côté de l’essentiel.

Il existe deux méthodes pour remédier aux bonno: la concentration et l’observation, qu’il faut approfondir jusqu’à l’observation de leur vacuité, de la vacuité de notre ego comme créateur de bonno et de la vacuité des objets de satisfaction que l’on poursuit. Cela diminue l’attraction du processus : bonno, attachement, karma, etc.
Maître Deshimaru disait toujours : le remède aux bonno dans le Bouddhisme du Grand Véhicule c’est la réalisation de ku, la vacuité. Chaque jour quand on chante l’Hannya Shingyo, on récite la phrase clé : quand le Bodhisattva pratique shoken, l’observation juste, il voit clairement que les cinq agrégats sont vacuité. C’est le remède fondamental. Les maîtres Zen ont beaucoup utilisé ce remède.
Un jour, Eka vient voir Bodhidharma, en lui disant que son esprit n’est pas en paix, qu’il souffre beaucoup, et il demande de l’aide pour pacifier son esprit, c’est-à-dire le libérer des bonno. Bodhidharma lui répond : « Montre moi ton esprit et je le pacifierai. » Eka finit par reconnaître que son esprit est insaisissable. Bodhidharma  dit alors : « Dans ce cas, si tu as vraiment réalisé shin fuka toku, l’esprit est insaisissable, ton esprit est déjà pacifié. »
Pratiquer zazen c’est devenir intime avec ça.
La question d’Eno à Nangaku  « qu’est ce que c’est ? » déjà évoqué dans un autre teisho en est un autre exemple.
Réaliser que notre esprit est insaisissable, c’est réaliser la vacuité : cela revient à réaliser la nature de bouddha et la libération. Etrangement, peu de gens s’éveillent à travers cela. Je crois que tout le monde a peur de la vacuité, parce qu’on se trompe sur le sens de la vacuité. On a peur du néant : mais la vacuité n’est pas le néant. A cause de cette erreur, on ne parvient pas à pénétrer cette dimension de ku. Par exemple, en zazen on n’arrête pas de ruminer des pensées, on fait tout ce qu’il faut pour ne pas voir la vacuité de toutes ces ruminations : on s’occupe l’esprit pour ne pas voir. Je vous propose de faire, même brièvement, l’expérience de vraiment lâcher et d’expérimenter shin fuka toku, de ne pas essayer de recréer un objet à saisir.
Un autre mondo entre Eka et Sosan, deuxième et troisième patriarche, éclaire la même question. Sosan lépreux, persuadé que c’est son mauvais karma passé qui le rend malade, vient voir Eka (d’ailleurs beaucoup de gens qui ont un cancer pensent comme Sosan, ce qui ajoute un sentiment dépressif et coupable à leur maladie). Eka lui dit simplement : « montre moi ton karma passé. »  Mais ce karma passé est insaisissable. Et Eka dit : « Alors, tu en es déjà purifié. » Effectivement, Sosan a guéri de la lèpre et est devenu le troisième patriarche du Zen. C’est le remède par l’observation de la vacuité.
Pour beaucoup de gens cela semble une approche redoutable. Si des malades allaient voir un psychothérapeute qui procéderait comme Bodhidharma  (« de quoi souffrez vous ? Montrez moi vos souffrances »), il n’est pas sûr que ces gens s’éveilleraient, et c’est bien dommage. Peut-être n’avons-nous pas assez confiance en ce remède.
Pour s’éveiller à la vacuité, Bouddha a inventé des moyens habiles, et dans le Bouddhisme on a développé des capacités, qui ne sont pas vraiment des remèdes palliatifs.
Par exemple, face à l’avidité, un remède est de s’efforcer de pratiquer la générosité, le don. Plutôt que d’attaquer de front l’avidité pour le chocolat, on peut juste la reconnaître et dire : j’en prendrai plus tard, ou bien le distribuer à tout le monde.
Le remède à la haine, à l’hostilité consiste à pratiquer la bienveillance et la compassion. Cela peut paraître un peu hypocrite : on préfère parfois se dire qu’il vaut mieux être naturel et dire ce qu’on pense. Mais la haine ne se résout pas par la haine : au contraire, les gens agressifs entraînent l’agressivité autour d’eux, comme dans les scènes de ménage ! Mais pour arriver à pratiquer cette bienveillance face à la haine, il faut comprendre ce qui fait qu’on déteste ou qu’on hait l’autre. Souvent on déteste les gens qui manifestent des aspects de nous-même qui ne nous plaisent pas. Reconnaître ses propres bonno c’est un remède à cette haine : il ne s’agit pas de devenir complaisant, mais d’accepter qu’on ait ces bonno et de ne pas les refouler. Alors quand on voit se manifester ses propres bonno chez quelqu’un d’autre, au lieu d’en éprouver de la haine ou du mépris, on peut presque en éprouver de la tendresse par identification. Cela engage le mouvement de la bienveillance et rompt le cercle vicieux.
Quant à l’ignorance, elle peut se résoudre par l’observation, la lucidité. C’est notre pratique de base. Tous les phénomènes de la vie sont autant d’occasions d’apprendre à se connaître soi-même et de recevoir le Dharma. Notre pratique consiste à se rendre réceptif à tous les enseignements de la vie, pas seulement aux sutra. Si on est vraiment animé de bodaishin, l’esprit d’éveil, tous les phénomènes sont genjo koan : ils  pointent vers une vérité profonde et peuvent nous aider à nous éveiller. La pratique de zazen rend notre esprit réceptif à cet enseignement des phénomènes qui aide à dissoudre l’ignorance, cause fondamentale de bonno et de souffrance.  C’est ce que dit le troisième vœu, hommon muryo seigan gaku: les portes du Dharma sont innombrables et les étudier est aussi une occasion de s’éveiller. Ne laissons pas passer les occasions qui vont se présenter.

Dans le Zen en général pour remédier aux bonno, on a une approche simple et radicale. Cà commence par la concentration : ne pas laisser son esprit être entraîné par les pulsions, désirs ou émotions et rester complètement centré dans le hara. Donc avoir la capacité de laisser passer. Mais ce n’est pas suffisant, car de cette manière, la racine des bonno n’est pas tranchée. Les bonno deviennent simplement inoffensifs parce qu’on est assez concentré pour ne plus les suivre. Le Bouddha a toujours dit que la concentration, le samadhi, n’était pas le véritable éveil qui résulte de la compréhension, de la sagesse.
Suivant le point de vue de Shakyamuni, on enseigne dans le zen que les bonno sont résolus par la sagesse, par l’observation de la vacuité, ku, aussi bien de l’ego qui nous entraîne dans ses bonno que des objets que l’on poursuit à travers ses bonno.

Dans le célèbre mondo entre Dogen et son maître Nyojo à propos de shin jin datsu raku, corps et esprit abandonnés, qui est l’essence de zazen, Nyojo dit : «  Lorsqu’on pratique zazen ainsi, les cinq désirs, les cinq obstacles, sont tranchés. »
Les cinq désirs sont les désirs relatifs aux cinq sens, mais aussi relatifs au sexe, à la propriété, de richesses par exemple, à la nourriture, à la renommée et au sommeil. Les cinq obstacles sont l’avidité, la colère, le sommeil, le doute et les regrets. Ces cinq désirs et cinq obstacles sont tranchés par la pratique de la méditation qui inclut concentration et observation, et donc la sagesse. Ceci est l’essence de l’enseignement du Zen par rapport aux bonno.
Un peu plus loin Nyojo cite un sutra Mahayana à propos de cette célèbre question de bonno soku bodai, ‘les bonno sont directement le satori’, qui préoccupait Dogen. Nyojo précise une chose importante pour nous : le Bouddha enseignait aux gens qui avaient beaucoup de désirs et d’obstacles, donc, de bonno. Pour eux, abandonner ces bonno, c’était le nirvana, l’éveil. Mais aux gens qui s’attachaient à l’éveil, au nirvana, ce qui est plus grave que de s’attacher aux bonno, il enseignait que les bonno sont eux-mêmes le nirvana ou l’éveil. L’intention du Bouddha est toujours thérapeutique, appropriée à l’interlocuteur. Si vous avez beaucoup de désirs, si vous êtes obsédé par le sexe, l’argent ou le pouvoir, on vous enseigne que c’est la cause de vos souffrances et qu’il faut abandonner tout cela. Mais si en abandonnant tous ces bonno, vous devenez obsédé par le nirvana, le satori, le remède inverse serait de vous rendre compte que ces bonno sont vacuité et donc pas différents du nirvana et du satori. C’est un enseignement dangereux qui n’était pas destiné à des gens comme nous. Peu de gens parmi nous sont obsédés par le nirvana et l’éveil, mais cela existait dans la sangha de Bouddha où beaucoup d’ascètes voulaient devenir des arhat. Bouddha leur a enseigné que les bonno étaient aussi le satori, ce qui montre que l’enseignement, comme les remèdes, doit toujours être adapté aux personnes. Un remède peut être très bon pour tel malade et peut en empoisonner un autre.

Un autre sutra de Shakyamuni Bouddha traite également des remèdes aux Bonno: le sutraMulaparyaya : « Tous les obstacles. » (Ce sutra appartient au Mahjimanikaya, les sutra moyens. Ce sont des sutra du Theravada : le Mulaparyaya est le deuxième dans le recueil.)  Son titre « Tous les obstacles » est au sens de ‘tous les bonno’. Dans ce sutra, le Bouddha ne décrit pas les bonno par rapport à leur nature, mais en fonction de leurs remèdes. Bouddha se place ici comme un maître et thérapeute qui veut aider les êtres à résoudre leurs souffrances. Un certain nombre d’obstacles, de bonno, y sont décrits.
Les premiers sont les bonno pouvant être vaincus par le discernement, c’est-à-dire par la sagesse, l’observation juste. Ce sont les pensées qui enclenchent ou augmentent tous les désirs. Ou bien, ceux qui accroissent l’ignorance ou le désir d’existence, de continuer à exister dans sa condition actuelle. Ce sont aussi toutes les pensées vaines, comme par exemple les questions suivantes : est-ce que j’existais dans le passé avant ma naissance, qu’est ce que j’étais dans les vies antérieures, que devient-on après la mort, ou même, qui suis-je, etc. ? Pour le Bouddha, ce sont des questions vaines. Les maîtres Zen ont souvent demandé à leurs disciples : qui es tu ?  J’ai rappelé auparavant la question d’Eno à Nangaku : qu’est ce qui vient ainsi ? Eno avait posé cette question pour faire réaliser à Nangaku qu’elle était vaine. Et c’est bien ainsi qu’il s’est éveillé : au bout de sept ans de méditation sur cette question, il a fini par reconnaître qu’il ne pouvait pas y répondre. Et cette impossibilité de répondre à la question « qui je suis » a ouvert son esprit à l’éveil. Cette impossibilité n’a pas entraîné des regrets, mais au contraire une grande libération : ce que je suis est insaisissable et il n’y a rien d’autre à faire que de s’harmoniser avec cela. Et cela devient l’éveil.

Les maîtres zen procèdent donc par koan. Bouddha enseignait directement  qu’il est vain de se préoccuper de cela, qu’il ne faut pas perdre son temps avec des koan. Concernant ces obstacles vaincus par le discernement et les questions qu’on se pose, si par malheur on trouve des réponses, on arrive à des conclusions erronées. Par exemple qu’on a une âme éternelle, l’atman ; ou bien qu’on n’en ait pas. Ce genre de réponse métaphysique est un bonno, une illusion pour Bouddha qui les appelait « jungle d’opinions ». Pour Bouddha l’attachement à des concepts métaphysiques est un grand bonno. On s’attache à des notions, des concepts, et cela devient obstacle à la libération. Le remède à ces obstacles est la méditation des Quatre Nobles Vérités, qui permet de se libérer de l’illusion de l’ego et surtout du doute. Les gens qui veulent avoir des réponses métaphysiques à des questions comme « qui suis-je ?  Où étais je avant ma naissance ? Que deviendrais je après ma mort ?»  sont toujours remplis de doutes. Au lieu de se concentrer sur une pratique juste qui les libère ici et maintenant, elles se perdent dans des spéculations.
Le second genre d’obstacles, ce sont ceux qui peuvent être guéris par le contrôle des sens. Il ne s’agit pas de supprimer ses sensations, ses désirs ou ses émotions, mais d’être capable de les contrôler, de manière à pouvoir les laisser passer et ne pas se laisser embarquer automatiquement par la première pulsion venue. C’est exactement ce qu’on fait en zazen. Quels que soient les bonno ou les pensées qui surgissent en zazen, on reste assis face au mur sans bouger. Sans s’en apercevoir, on s’imprègne de cette faculté d’être en contact avec les bonno sans être entraînés par eux. C’est une grande liberté, car cela signifie qu’on n’a pas besoin de tuer ce qui est de l’ordre des pulsions ou du désir en nous. Devenir insensible n’est pas nécessaire : il s’agit seulement d’être capable d’en être conscient au moment où cela apparaît, afin de ne pas se laisser entraîner d’une manière impulsive et de ne pas s’embarquer dans des actions qui vont créer un karma pénible et douloureux pour soi-même et pour les autres.
Il y a ensuite les obstacles qui doivent être vaincus par le bon usage, ce qui est plus concret. Dans la plupart des sutra qui nous sont parvenus, le Bouddha parle aux moines car ce sont des moines qui ont transmis les sutra. Mais beaucoup d’enseignements de Bouddha aux laïcs ont été perdus, non retransmis, et traitent de cette question. Pour un « bon usage », les vêtements doivent être juste employés pour couvrir notre nudité et pour se protéger du froid ou du soleil, et non comme parure pour se faire remarquer ou par coquetterie. Le vêtement ne doit pas être une décoration de l’ego: en ce sens le kesa est le meilleur vêtement. Ensuite vient la nourriture qui doit être utilisée seulement pour maintenir le corps en bonne santé et pour permettre de mener une vie en harmonie avec la Voie. Dans le même sens, il parlait du bon usage de l’habitation. Chacun a besoin d’un toit pour se protéger des dangers des saisons et d’un endroit propice à la méditation dans la maison. La maison ne doit pas témoigner d’un standing supérieur, etc. En dernier lieu, les médicaments doivent être utilisés seulement pour conserver une bonne santé. Le Bouddha était déjà totalement contre le dopage ! Par exemple le ginseng est un bon remède quand on est fatigué, mais il ne doit pas être consommé comme aphrodisiaque, ce qui servirait à stimuler les désirs et pas seulement à se maintenir en bonne santé.
D’autres obstacles sont vaincus par l’endurance, comme la chaleur ou le froid : aujourd’hui, nous nous chauffons en hiver et créons de la fraîcheur en été, mais ce n’était guère possible à l’époque du Bouddha. Cela rejoint l’enseignement de Tosan à qui on demandait quel était le lieu où il ne fait ni chaud ni froid et qui a répondu : « c’est le lieu où quand il fait chaud on a totalement chaud et quand il fait froid on a totalement froid. » Cet enseignement de Tosan n’était pas seulement relatif au chaud et au froid, mais aussi à la vie et à la mort : il invite à être totalement un avec l’instant présent, en totale acceptation avec l’ici et maintenant. Si on est un avec la chaleur à l’instant présent, on ne regrette pas la fraîcheur et la chaleur devient beaucoup moins dramatique. Le processus est le même avec le mal aux genoux durant zazen : si on se bat avec le mal aux genoux, on augmente la douleur. Devenir un avec le mal aux genoux dédramatise la douleur. Les obstacles vaincus par l’endurance font l’objet d’une énumération : la faim, la soif, les taons, les moustiques, le vent, le soleil et aussi les discours médisants et critiques, ainsi que les sensations corporelles douloureuses et les maladies. Le Bouddha recommande de considérer tout cela avec sagesse et de l’endurer avec patience. Il conclut en disant : « Ainsi les obstacles oppressifs et brûlants n’apparaissent plus. » Cela ne veut pas dire que ces phénomènes disparaissent, mais ils cessent d’être des obstacles selon la manière dont on y fait face. Autrefois à la Gendronnière on faisait zazen dehors et le soir on était piqué par les moustiques. Certaines personnes se battaient avec les moustiques, leur visage se contractait et devenait colérique : ils vivaient un zazen infernal. Mais si on laissait le moustique piquer, en lui donnant en quelque sorte son sang, la piqûre était acceptée et très vite on n’y faisait plus attention : c’était toujours là, mais ne constituait plus un obstacle.
D’autres obstacles doivent être vaincus par l’évitement. En voici la liste : les animaux furieux, les serpents, les épines, les précipices, s’asseoir sur des sièges incorrects et trop luxueux, éviter des mauvais endroits comme les cabarets, et se lier d’amitié avec des personnes indignes. Ce dernier point est très important surtout pour les débutants. Un bodhisattva au contraire peut fréquenter des truands qu’il peut éventuellement aider, car il est assez fort pour les influencer. Un débutant fera mieux de s’entourer d’amis de bien qui auront une bonne influence sur lui et ne le détourneront pas de la pratique de zazen.
D’autres obstacles doivent être évités en les écartant : ce sont nos propres pensées, telles que la malveillance, la haine, l’avidité.
La dernière catégorie comprend les obstacles qui doivent être vaincus par le développement spirituel. Sept pratiques sont considérées comme les constituants essentiels de l’éveil ou conduisant à l’éveil. Ce sont les sept facteurs d’éveil :

  • la première pratique est l’attention.  Dans la vie beaucoup d’obstacles et d’erreurs fâcheuses naissent par manque d’attention. Dans le Zen nous parlons plutôt de concentration qui est un facteur d’éveil fondamental.
  • le second est l’examen du Dharma, de la Loi. C’est ce qu’on fait dans les ateliers où on étudie les enseignements, où on y réfléchit.
  • le troisième est l’énergie, une des paramita (shoji) : l’effort, la capacité de se concentrer sur la pratique juste, de ne pas relâcher sa concentration et de continuer. C’est le gyoji en sesshin par exemple.
  • le quatrième facteur d’éveil est la joie. Maître Deshimaru était souvent joyeux, comme le sont souvent les moines et les nonnes. Ryokan était joyeux. Cette joie résulte du fait qu’on a allégé son karma, comme lorsqu’on dépose un fardeau pesant : on se sent léger, libéré.
  • le cinquième est la tranquillité : loin de l’agitation, ne pas avoir trop de désirs, être satisfait de ce que l’on a, être concentré. Avec l’énergie, cela constituait les derniers enseignements du Bouddha et de Dogen avant de mourir. On les nomme dans le Zen les huit satori du grand homme.  
  • le sixième facteur est la concentration, qui est essentiellement la pratique de zazen.
  • le septième facteur d’éveil est l’équanimité : c’est très important, car si on est trop affecté par  les souffrances, il devient difficile de mener une vie de bodhisattva. Certains se demandent si c’est bien de continuer de faire zazen alors qu’il y a tant de malheurs dans le monde, c’est une question souvent posée en mondo. Si on considère toutes les souffrances du monde dont les médias se font l’écho, on risque d’être perturbé et de culpabiliser : l’équanimité est alors fondamentale. Elle l’est aussi pour pouvoir soigner ceux qui souffrent car trop d’empathie empêche le soin. Tous les thérapeutes connaissent cela.

Pourquoi ai-je voulu évoquer ce sutra ? Pour montrer que dans l’enseignement originel de Shakyamuni, on voit Bouddha déployer énormément de moyens habiles pour aider tous les êtres. Dans le Zen, on a tendance à être trop absolu et concentré sur une seule chose. Pour certaines personnes, zazen est le remède à tout : c’est vrai d’une certaine manière, mais n’est ni sage ni habile dans beaucoup de cas.  On ne peut recommander zazen comme unique solution à beaucoup de gens souffrant. Même si c’est vrai au fond, on n’aidera pas ces gens à ce moment-là. Bouddha, lui, a déployé un éventail de moyens très variés et appropriés à chaque situation pour remédier aux bonno.
Pour remplir notre vœu de bodhisattva Bonno mujin seigandan,’je fais le vœu de résoudre tous les bonno’, c’est bien d’être centré sur notre pratique de zazen, mais c’est utile aussi d’étudier les enseignements du Bouddha qui nous offrent d’autres remèdes.
Tous ces remèdes sont issus de sa sagesse, qui elle-même venait de zazen.