La Gendronnière - Photo : Eric Tchéou

Les Quatre Nobles Vérités

Traductions ABZE disponibles (PDF) :              

Par Roland Yuno Rech

L’enseignement originel du Bouddha Shakyamuni formulé dans le sermon de Bénarès. On les résume généralement ainsi :

  1. La vie est souffrance (dukkha en pali).
  2. La cause de la souffrance est l’ignorance qui occasionne avidité et haine.
  3. La cessation de la souffrance est possible: c’est la paix ou nirvana réalisée lorsque l’ignorance, l’avidité et la haine cessent de nous diriger.
  4. Il y a une voie pour y parvenir qui comporte huit aspects: compréhension juste, pensée juste, parole juste, action juste, mode de vie juste, effort juste, attention juste et méditation juste.

Très souvent, nous disons: le Dharma, c’est zazen. Zazen, c’est seulement s’assoir, cela paraît assez simple, mais ce zazen n’est évidemment pas une gymnastique, ni une technique de relaxation, c’est la manifestation de l’éveil et en même temps, la voie pour le réaliser.

Cet éveil de Bouddha a été exprimé par le Bouddha lui-même, pour la première fois, sous forme des Quatre Nobles Vérités. C’était la première fois qu’il s’est exprimé, son premier sermon, à Sarnath (près de Bénarès), environ deux mois après son éveil. Au début, il hésita à le transmettre, pensant que ce qu’il avait réalisé en pratiquant zazen était tellement à contrecourant de l’esprit ordinaire, que personne ne le comprendrait. Puis, après certaines hésitations il se décida enfin et choisit d’enseigner à ses cinq compagnons d’ascèse.

Avant de se concentrer et de s’éveiller en zazen, le Bouddha avait essayé les pratiques de mortification, puis il se rendit compte que cela n’aboutissait à rien. A  cette époque en Inde, tout le monde était convaincu qu’il n’y avait pas de libération ni d’éveil sans s’infliger de fortes mortifications. C’était une opinion générale chez les religieux. Il y avait soit la prière — les cérémonies — d’un côté, soit les mortifications de l’autre; c’étaient les deux grandes voies. Il a abandonné cela pour se consacrer à zazen. Au début, quand ses compagnons le virent arriver, ils ne le respectèrent pas parce qu’ils considéraient qu’il avait littéralement abandonné la quête de la Voie. C’est la raison pour laquelle il eut besoin dès le début de leur expliquer de quelle manière il avait réalisé l’éveil. Il affirma d’abord qu’il avait réalisé l’éveil mais, avant de parler du contenu de cet éveil, du sens de l’éveil, il leur parla de la Voie du Milieu, c’est-à dire de la pratique.

Il a donc critiqué la voie ordinaire de ceux qui pensent que le bonheur consiste à poursuivre les objets de désir — c’est la voie de notre civilisation matérialiste moderne — en disant que cela n’amenait pas à un bonheur stable mais aussi les mortifications, qui n’y amènent pas non plus. Il a exprimé la Voie du Milieu qu’on appelle l’Octuple Sentier, c’est-à-dire la pratique des préceptes, l’éthique, la méditation et la sagesse, en trois chapitres. Dans le zen, on appelle cela kai jo e.

Ce qui est intéressant dans cette approche, c’est que le Bouddha a éprouvé le besoin de montrer le chemin, comment il était arrivé à son éveil : pas ce qu’il a vu dans son éveil mais comment il y est parvenu. Ce qui est intéressant pour nous quand nous enseignons le zen, c’est de montrer d’abord le chemin, la pratique, et  laisser ensuite les gens découvrir petit à petit l’horizon qui se dégage à partir de la pratique. Nous parlerons de l’Octuple Sentier à la fin, nous allons reprendre les Quatre Nobles Vérités telles qu’il les explique.

La première vérité— traditionnelle — est la souffrance, qui se dit dukkha, décrite par le Bouddha dans le sutra de Bénarès comme: naissance, maladie, vieillesse et mort, qui sont dukkha. Ainsi, être séparé de ce que l’on aime est dukkha, devoir supporter ce que l’on n’aime pas est dukkha et finalement les cinq agrégats sont dukkha, sont souffrance. Les gens qui ne se sentent pas bouddhistes et qui voudraient que le zen ne fasse pas partie du bouddhisme ont une certaine réticence par rapport à l’idée que la vie — même la naissance — soit souffrance. Cela leur parait une philosophie pessimiste, une sorte de négation de la vie. La vie est souffrance donc il faut essayer de mettre fin à la vie. En réalité, dukkha a un sens beaucoup plus large, plus profond. Il est important de comprendre que ce n’est pas seulement l’acception que tout le monde reconnait, comme maladie, vieillesse et mort (tout le monde est d’accord avec ça) mais c’est aussi devoir supporter ce qu’on n’aime pas, devoir perdre ce qu’on aime… c’est douloureux.

Que les cinq agrégats d’attachement soient dukkha, cela indique une autre dimension. Parce que les cinq agrégats, c’est finalement toute l’existence. Tout ce qui existe est situé dans le champ des cinq agrégats. Le premier étant la matière, la forme, ce qui inclut le corps, mais aussi tout l’univers matériel, le monde des formes, et le rapport entre le corps et le monde qui nous entoure. Le premier agrégat, rupa, est le corps et la relation du corps avec tout l’univers. Les quatre agrégats suivants sont plus spécifiquement ce qu’on appelle l’ego, la personnalité, la personne (ce qui éprouve des sensations, agréables ou désagréables, des perceptions), qui a des fabrications mentales, des désirs, des volontés, et enfin la conscience, qui est conscience des autres agrégats. Tout cela constitue la personne, et quand Bouddha dit: « les cinq agrégats d’attachement sont dukkha », cela semble considérer que toute la vie est dukkha. Tout ce qui existe est dukkha. C’est la réalité pour Bouddha. Mais cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’une douleur, d’une souffrance constante. Cela veut dire que dukkha signifie aussi impermanent, sans substance, conditionné, donc limité, ça signifie tout ça dukkha. Cela veut dire aussi imparfait, insatisfaisant, et comprendre cela, c’est réaliser l’esprit de Bouddha, l’esprit d’éveil.

Par exemple, Dogen dit au début du Gakudo-yo-jinshu : « L’esprit de Bouddha, l’esprit d’éveil, apparait dans la contemplation de l’impermanence. » Si on n’a pas constamment présente à l’esprit cette impermanence, il n’y a pas de bodaishin, et sans bodaishin, il ne peut y avoir de véritable éveil.
La cause de dukkha n’est pas ailleurs que dans dukkha, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de péché originel, ou je ne sais quel funeste destin extérieur à l’homme. L’origine de dukkha réside, ainsi qu’il est dit dans le sutra de Bénarès, dans l’avidité, dans le désir de l’objet des sens, mais aussi dans le désir d’existence et le désir d’inexistence.

On peut comprendre ce dernier comme désir d’anéantissement, ne plus vivre, comme quelqu’un qui pense qu’en se suicidant la souffrance disparaît. Dans le désir d’inexistence, il y a le désir que les circonstances qui nous sont pénibles n’existent pas ou que nous n’existions plus dans les circonstances qui nous sont pénibles. Il s’agit de tout ce qui est de l’ordre du rejet, de vouloir écarter, écarter dukkha par exemple. C’est un phénomène qui s’auto-entretient, dukkha existant dans dukkha même. Si on cherche à comprendre quelle est l’origine de dukkha, on ne peut pas dire que la soif soit l’origine, la soif elle-même étant conditionnée, liée à des causes, à l’ignorance et, au contact des organes des sens avec leurs objets. On entre là, si on veut essayer de voir l’origine de la souffrance, dans la description que fait le Bouddha des Douze Causes interdépendantes par lesquelles on voit que l’origine est insaisissable. Cependant le Bouddha annonce la cessation possible.

En ce qui concerne la cessation, Bouddha a proclamé qu’il l’avait expérimentée et réalisée. Il l’a décrite comme la cessation de la soif, c’est-à-dire l’abandonner, y renoncer, s’en libérer. Cette libération est appelée nirvana, l’extinction. Pouvons-nous en faire l’expérience? Je crois que oui. Dans la pratique du zen, c’est l’expérience de l’état de conscience d’hishiryo, la conscience hishiryo en zazen que Maître Sosan avait décrit comme: ni avidité, ni haine, ni choix, ni rejet. C’est ce que le Bouddha avait appelé la cessation, le nirvana.

Mais le nirvana n’est pas seulement un état psychologique de paix, cela signifie également réalisation de l’ultime vérité qui ne peut être saisie avec les concepts, donc ne peut être décrite. On retrouve là le grand thème de l’enseignement du zen, où la seule chose importante est l’éveil. Mais l’éveil ne peut être décrit, ce à quoi on s’éveille ne peut être expliqué. Dans le zen, l’origine de la transmission du Dharma n’est pas située dans le sermon des Quatre Nobles Vérités, mais dans cette célèbre scène où Bouddha après avoir prêché, s’arrête, prend une fleur et la fait tourner entre ses doigts. Mahakashyapa sourit et le Bouddha dit cette fameuse phrase: “Je possède l’Oeil du Trésor de la Vraie Loi et l’Esprit serein du nirvana, et maintenant il est transmis à Mahakashyapa”.

Cet esprit serein du nirvana, c’est l’expérience intime que l’on peut faire lorsqu’on pratique véritablement la conscience hishiryo en zazen. C’est la chose essentielle et on ne peut l’expliquer. Car bien qu’il y ait une pratique qui nous y amène, la réalisation n’est pas causée, conditionnée par cette pratique. La pratique ne devient pas la cause de la réalisation. C’est un point très délicat. On a beaucoup de mal à expliquer cela. Tous les mots, les notions, les concepts, fonctionnent dans la dualité. Vouloir expliquer quelque chose qui n’est pas quelque chose, une expérience qui ne se laisse pas enfermer dans les concepts en utilisant des mots, c’est impossible. On est dans cette situation paradoxale où, quand on croit avoir bien dit ce qu’on voulait dire, on est en train de se pièger soi-même et de tromper les autres. Car on croit que ce qui est insaisissable a pu être saisi.

Le dernier aspect du sutra de Bénarès est cette fameuse description de l’Octuple Sentier (que le Bouddha fait en réalité au début, comme je l’ai dit) et que Bouddha appelait la Voie du Milieu. Elle comporte huit pratiques :

  • La compréhension juste du Dharma, c’est-à-dire de la réalité vue à partir d’une pratique éveillée.
  • La pensée juste qui inclut sagesse et compassion qui se manifeste quand on n’est plus enfermé dans son ego.
  • La parole juste, sincère et bienveillante.
  • L’action juste, en harmonie avec l’éveil tel qu’il s’exprime dans les préceptes.
  • Le mode de vie juste: façon de subvenir à ses besoin sans nuire aux êtres vivants.
  • Effort juste: l’énergie que l’on met pour arrêter ce qui cause la souffrance et pour pratiquer ce qui est bénéfique aux autres et à soi-même.
  • Attention juste: être vigilant, présent à soi, aux autres et à ce que l’on fait, conscient des conséquences de ses actes et de ses paroles.
  • Méditation juste: la pratique de concentration et d’observation qui nous harmonise ici et maintenant avec le Dharma — l’ordre cosmique.

Une dernière chose : les Quatre Nobles Vérités ne se situent pas au même niveau. Toutes doivent être comprises, mais la deuxième, par exemple, il ne suffit pas de la comprendre, comprendre quelle est la cause de la souffrance. Il faut mettre toute son énergie pour venir à bout de cette souffrance, extraire, annihiler, les causes de la souffrance. De même, l’extinction de la souffrance — le nirvana — n’est pas quelque chose à penser, un état auquel on peut rêver, ou une réalité métaphysique qu’on cherche à définir même négativement, il faut le réaliser.

Quant à l’Octuple Sentier, il ne suffit pas de l’expliquer et le comprendre, mais il faut le pratiquer. Pendant toute une vie et peut-être plus que cela avec une très grande énergie, en ne croyant pas que la Voie du Milieu consiste à pratiquer tranquillement. La Voie du Milieu, qui exclut les mortifications, n’exclut pas l’effort, elle implique au contraire un effort constant pour que ces Quatre Nobles Vérités ne restent pas abstraites mais deviennent la réalité concrète de notre vie.