Le Gyoji à Buchenwald

Matin et soir, nous récitons ces quatre grands vœux :

Innombrables sont les êtres vivants. Je fais vœux de les libérer tous.
Inépuisables ce sont les illusions qui créent des souffrances. Je fais vœux de les transformer.
Incommensurables sont les portes du Dharma. Je fais vœux de les pénétrer complètement.
Illimitée est la voie de Bouddha. Je fais vœux de la réaliser complètement.

Commenter ces vœux dépasserait le cadre de ce teisho. Mais les vœux montrent clairement que notre pratique a une très vaste dimension, une dimension qui nous dépasse et qui a en focus la libération de tous les êtres, en pratiquant avec empathie et sagesse.

Si zazen est la source de notre pratique et l’action la réalisation de notre pratique, alors les vœux sont la nourriture et le chemin pour mettre cela en œuvre. Et ce pour le bien de tous les êtres, sans séparation, sans différence. C’était déjà la pratique de Bouddha et des ancêtres.

Buchenwald comme dojo, le monde comme monastère

La plupart d’entre nous a l’habitude de pratiquer dans le silence et la concentration d’un dojo. Dans le dojo nous sommes détournés le moins possible de notre pratique. Nous faisons des gestes, suivons les règles du dojo et nous nous abandonnons à zazen sur le zafu. Ensuite, nous récitons, faisons samu ou étudions peut-être ensemble les sutras. Nous pratiquons à chaque instant dans un cadre presque monastique shikantaza, mushotoku et hishiryo, comme visiteur, disciple, enseignant.

Mais dans la pratique au dojo, nous ne sommes pas séparés de ce qui se passe hors du dojo : nous venons influencés par le quotidien et repartons dans le quotidien, influencés par l’esprit de zazen.

Cependant, de nombreux pratiquants ont du mal à perpétuer l’esprit et la pratique zen dans le quotidien, donc à maintenir le gyoji. À mon avis, cela repose sur le fait de faire une grande différence entre la pratique au dojo et la pratique dans le quotidien. Bien sûr, il est difficile de poursuivre la pratique zen dans le tissu des relations sociales et dans un environnement qui repose sur les différences, les illusions et le profit. Mais c’est justement là que notre pratique est la plus utile. Là où naît la souffrance, nous devons trouver les moyens appropriés d’agir à son encontre.

C’est avec l’énergie de notre pratique régulière de zazen au dojo que nous pouvons le faire. Les deux éléments sont en interdépendance et ne peuvent servir le bien de tous les êtres qu’ensemble. La pratique ne peut pas dépendre du lieu et du temps. Si nous conservons vraiment la pure pratique, alors nous pratiquons indépendamment du lieu et du temps. Tout est champ de pratique et tous les phénomènes sont des portes du Dharma qu’il s’agit de pénétrer comme cela est exprimé dans le troisième vœu de bodhisattva.

Ainsi, Buchenwald est devenu le lieu de notre pratique.

Bernie Glassman, le maître zen américain, a commencé à pratiquer dans des lieux de souffrance comme Auschwitz-Birkenau ou dans la rue. En ces lieux, la guérison n’est possible que si nous dépassons toutes les différences, si nous voyons l’autre en nous-mêmes et nous-mêmes en l’autre. Dans le lieu de souffrance, nous nous mettons dans des situations qui dépassent notre imagination. Nous ne pouvons rien faire d’autre que lâcher nos concepts et nos idées pour être complètement là. Dans cette expérience de la non-séparation, au-delà des catégories, il n’y a plus ni moi ni l’autre. Cette expérience de l’unité, de la non-séparation, influence notre action dans les paroles, les actions et les pensées.

Maître Deshimaru a dit dans son commentaire au Shobogenzo Gyoji : « La vraie sagesse ne peut être enfermée dans des catégories. Le grand sage vit dans la rue, le petit sage se retire dans la montagne. »

Bouddha Shakyamuni aussi a quitté son palais. Il a connu le vieil âge, la maladie et la mort, et cela a dépassé son imagination. Il a décidé de trouver un chemin pour dépasser la souffrance. Sans le contact concret avec le monde de la souffrance, il n’aurait pas pris la route.

Dans notre pratique ici à Buchenwald, nous quittons temporairement nos espaces protégés, les dojos où nous allons habituellement, mais aussi nos habitudes et nos modèles dans les pensées, les paroles et les actions. Nos espaces protégés deviennent des espaces libres, qui nous permettent de regarder la réalité telle qu’elle est, à chaque instant. Dans l’union, dans les actions curatives et dans la paix.

Buchenwald est pour quatre jours notre dojo, le lieu de pratique où le gyoji de Bouddha et des ancêtres est poursuivi. Mais chaque lieu peut être lieu de pratique. Le monde entier peut être notre monastère.

Le quatrième vœu de bodhisattva dit : « Illimitée est la voie de Bouddha. Je fais vœux de la réaliser complètement. »

La voie de Bouddha est infinie dans le temps et dans l’espace. Notre pratique est infinie. Nous pratiquons le cercle de la voie à travers et avec les Bouddhas et les ancêtres. Et notre pratique à Buchenwald fait partie de la pratique actuelle qu’il s’agit de conserver.

Je remercie tous ceux qui participent à ce gyoji de la sesshin de Buchenwald, tous les participants du passé, du présent (vous ici) et de l’avenir, tous les employé(e)s du Mémorial de Buchenwald, tous les Bouddhas et les ancêtres de Dharma, et en particulier :

  • Bernie Glassman Roshi, sans qui cette forme de pratique à Buchenwald n’existerait pas.
  • Le maître zen Roland Yuno Rech, qui dédie sa vie entière à la pratique et à l’enseignement zazen.
  • Le maître zen Heinz-Jürgen Metzger, dont la pratique intègre à mes yeux à la fois la préservation de la tradition et le développement et la pratique de nouvelles formes auxquelles il me permet de participer.
  • Et, last but not least, à la Buddha-Weg-Sangha, qui réalise avec moi le gyoji de la pratique.

Que notre pratique ici à Buchenwald puisse servir à la libération de tous les êtres, en tous lieux et de tous temps.