Toutes ces pensées, ces jugements, ces projections me rendaient complètement non-présent et augmentaient mon stress. En dramatisant ma situation, je m’enfonçais dans une spirale de chagrin, de tristesse et d’apitoiement. J’essayais de contrôler mes larmes, mais en vain.
Tandis que je pleurais assis sur mon carton, un cafard qui errait là est passé devant moi, puis il s’est arrêté, s’est tourné dans ma direction et est resté immobile en bougeant ses antennes de haut en bas, de gauche à droite, et dans toutes les directions. J’imaginais qu’il sentait ma détresse. Quelques secondes plus tard, il est reparti dans l’obscurité du côté opposé. Mais à ce moment précis, face à la plus improbable des créatures, mon attention fut ramenée au moment présent. Merci le cafard !
Où était mon esprit détendu et satisfait, l’esprit libre et fluide que j’avais expérimenté pendant de longues retraites zen ? Où était passé ce profond sentiment d’harmonie, d’interconnexion avec tout ce qui existe ? Dans ma détresse, je me suis souvenu des conseils de mon maître : « Restez toujours au contact de votre posture et de votre respiration », ce qui signifie essentiellement être PRÉSENT.
C’est ce que j’ai alors essayé de faire.
Et qu’ai-je ressenti ? J’ai eu l’impression d’être étranglé par un serpent. J’ai remarqué que mon cœur battait vite et fort dans ma poitrine et que ma respiration était superficielle.
Il n’y avait nulle part où aller et ce que j’avais apparemment de mieux à faire était de m’abandonner à cette réalité.
J’ai donc arrêté de lutter. Je suis resté dans la réalité du moment présent. J’ai accueilli ma peur et je lui ai fait face.
Et c’était la solution : simplement observer l’effet de la peur sur mon corps, mes épaules tendues, ma poitrine qui se sentait à l’étroit, ma posture courbée qui bloquait mon diaphragme, toutes ces tensions qui rendaient ma respiration superficielle et mon esprit agité.
Par la pratique du zen, j’avais appris à recentrer mon esprit grâce au tonus naturel, équilibré et stable de la posture, en relâchant consciemment toutes les tensions inutiles.
J’avais appris à me sentir stabilisé par la gravité terrestre, cette force incroyable qui me soutenait à chaque instant. J’avais appris à étirer naturellement la posture du corps en redressant le dos, en rentrant légèrement le menton et en poussant le sommet de la tête vers le ciel. En détendant les épaules, la poitrine et le ventre. En inclinant légèrement le bassin vers l’avant pour détendre le diaphragme, permettant ainsi à la respiration de descendre dans le bas-ventre. Le fait de visualiser le mouvement descendant de mon expiration m’aidait à rythmer progressivement ma respiration et à replacer mon centre de gravité là où il devait être, dans le hara, ce centre illimité d’énergie vitale situé sous le nombril.
Comment cette concentration sur la posture et la respiration agissait-elle sur mon esprit ? Je peux dire que c’était un peu magique. Pendant un instant, j’ai ressenti un début d’harmonie et un sentiment de bien-être malgré les circonstances du moment.
Bien sûr, ce sentiment n’a pas duré. Mon esprit dualiste reprenait immédiatement le dessus, encore et encore. Les neuroscientifiques diraient que c’est normal, puisque l’évolution nous a programmés pour ça. Mais chaque fois qu’une nouvelle construction mentale apparaissait, je me concentrais de nouveau sur la bonne posture et je portais mon attention sur ma respiration, en particulier sur l’expiration.
Mon esprit en ébullition a lentement fait place au calme.
Que s’est-il passé ?
Cette sorte d’ « atterrissage » dans la stabilité d’une bonne posture a transformé ma peur en sentiment de confiance. Une confiance retrouvée qui s’est traduite par un esprit calme et clair.
Une ouverture se faisait sur de nouvelles possibilités.
Pendant que j’étais assis, immobile, un haïku du célèbre poète japonais Chosu m’est venu à l’esprit :
Brisée, brisée à nouveau, la lune à la surface de la mer, elle se répare si facilement.
Comment pouvais-je réparer mes brisures dans cette situation malheureuse ?