Ayant fait les vœux de bodhisattva, de moine ou de nonne, la pratique de zazen avec le kesa nous ramène à cette dimension profonde de la pratique, alors le kesa devient ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire le vêtement d’un bonheur illimité ou le vêtement illimité qui est aussi champ du bonheur. Muso, traduit par illimité, signifie également sans forme : mu, sans et so, forme ou aspect. Alors que le kesa a une forme très précise, transmise traditionnellement depuis des siècles dans la manière de le coudre, de le porter, en réalité il est sans forme car lorsque l’on se concentre à le coudre, lorsqu’on le revêt avec une foi profonde, dans cette concentration et dans cette foi dans la pratique, l’esprit qui crée des limitations est abandonné.
L’esprit en zazen est muso, sans forme. Il est tel qu’il est véritablement. C’est-à-dire non identifié aux pensées, ni aux perceptions, ni aux sensations. Il est comme un vaste miroir qui reflète toutes choses sans adhérer à aucune. Il est sans forme à lui mais les reflète toutes. Concentré dans la pratique de la posture et de la respiration, l’esprit reflète tous les phénomènes qui surgissent tels qu’ils apparaissent et il ne s’identifie pas à ces phénomènes, donc reste au-delà de toutes pensées, au-delà de toutes formes.
Si on pratique zazen en revêtant le kesa, la foi dans la dimension profonde de la pratique s’approfondit. Maître Deshimaru disait souvent : « Si on fait zazen sans kesa, sans ordination, sans avoir prononcé les vœux, le zazen risque de ne rester qu’une technique de bien-être, de concentration, de relaxation. » Pour que le zazen soit une véritable pratique d’éveil, il faut qu’il soit pratiqué dans sa dimension profonde, réelle, qui est une dimension religieuse. C’est-à-dire qui nous relie avec la véritable nature de l’existence qui est sans substance. Dai sai gedatsu, premier vers du sutra du kesa, évoque cette grande libération qui se produit lorsque l’on réalise cela.
Autrefois, le kesa était constitué de chiffons de différentes origines, teints par la même couleur. Le plus souvent, c’était une couleur sombre, mélangée, relativement indéfinissable. On dit que le kesa de Bouddha transmis jusqu’à Eno était de couleur noir mélangé de bleu/vert sombre. Le bleu est la couleur du fond des océans, couleur qui unifie toutes les couleurs et en même temps que l’on ne peut pas vraiment définir, saisir, qui est muso, au-delà de tout aspect saisissable. C’est comme l’esprit en zazen qui, du fait qu’il ne s’identifie à rien, n’a pas de forme fixe. On peut essayer de le réduire à des concepts, des idées, des définitions, y compris de dire qu’il est infini, insaisissable mais il est encore au-delà de tout cela : muso. C’est l’esprit de Bouddha, ce qui existe sans que l’on puisse l’enfermer dans aucune notion.
Le kesa symbolise cette grande libération réalisée lorsque l’on s’harmonise avec cette dimension insaisissable, au-delà de toutes notions de notre existence, et pas seulement de notre existence mais de toutes formes d’existences. C’est ce que Bouddha réalisa le matin où il s’éveilla sous l’arbre de la Bodhi lorsqu’il s’écria qu’il avait réalisé l’éveil avec tous les êtres. C’est devenu l’essence de la transmission du Dharma qui est elle-même symbolisée par la transmission du kesa.
En zazen, par la concentration, non seulement on ne s’identifie pas aux bonnos qui surgissent, aux attachements (ce qui permet de les laisser passer), non seulement on ne s’en considère pas comme l’auteur (ce qui permet d’abandonner cet attachement à l’idée de soi, d’ego) mais ce lâcher-prise est encore facilité par la réalisation que tout cela est réellement sans substance fixe. Cela est aussi fluide que l’eau qui, suivant les températures, se transforme en glace, s’écoule en torrent, rivière, jusqu’à l’océan, s’évapore, se transforme en nuages, pluie, grêle, neige, glace à nouveau puis eau. Retrouver cette fluidité du corps et de l’esprit dans la pratique de zazen et dans la vie quotidienne, c’est la pratique des unsui, « les nuages et eau ». C’est la pratique des moines et nonnes de l’école zen qui sont, pour cette raison, appelés unsui. Par cette pratique, l’esprit ne demeure sur rien, est toujours fluide, disponible, présent et donc ainsi créatif pour répondre à chaque situation nouvelle de la vie.
Pendant zazen, on continue de se concentrer sur la posture du corps. Quoi qu’il arrive, on reste immobile. On ne réprime pas les pensées, ni les émotions qui surgissent mais on ne s’y attache pas non plus. On met toute son attention dans la respiration. De cette manière, même si les plus grands attachements, les plus grandes préoccupations, les soucis de la vie quotidienne réapparaissent à l’esprit en zazen, on n’en est pas obnubilé, notre conscience n’en est pas troublée.
Ne pas rejeter ni supprimer les phénomènes de la vie quotidienne, change notre position vis-à-vis d’eux. On peut les regarder d’un point de vue plus élevé, plus profond, comme étant des phénomènes relatifs, passagers, dépourvus de substance propre. Alors, ces phénomènes de la vie quotidienne perdent le pouvoir de nous perturber. N’y étant plus profondément attaché, nous retrouvons une capacité à y faire face de manière créative, avec sagesse et compassion.
L’esprit libéré en zazen est évoqué dans le sutra du kesa par dai sai gedatsu, la grande libération. Ce n’est pas un esprit qui s’est échappé de la réalité quotidienne mais qui la regarde autrement, du point de vue de Bouddha, du point de vue de la conscience hishiryõ du zazen. Conscience qui ne s’identifie à rien car nous percevons la vacuité de tous les phénomènes qui nous préoccupent. Ne pas s’identifier aux phénomènes ne nous demande pas d’effort car nous sommes alors en contact avec une dimension plus profonde de la vie, une dimension au-delà de notre petit ego, une véritable dimension religieuse et qu’ainsi ils perdent le pouvoir de nous attacher.
Dans cette dimension, nos préoccupations égocentriques diminuent parce qu’elles perdent de leur importance. Nous restons simplement préoccupés par la manière dont nous pouvons aider les autres à surmonter leurs difficultés, leurs souffrances.
C’est la conclusion du sutra du kesa : Ko do shoshu jo, pour venir en aide à tous les êtres sensibles.
C’est le sens de pratiquer un zazen véritablement libérateur, gedatsu, pas seulement pour soi-même mais aussi pour les autres, un zazen qui soit réellement l’incarnation de l’enseignement de Bouddha, nyorai kyo.
Cela se réalise lorsque l’on pratique zazen avec une profonde foi dans le fait que zazen lui-même est éveil et libération. C’est-à-dire qu’il n’y a pas quelque chose à attendre au-delà du zazen mais que zazen est lui-même la réalisation de la dimension absolue de l’existence, la dimension qui n’est pas limitée par nos fabrications mentales. Dans cette dimension se réalise la plus profonde aide qui ne fait pas de distinction entre soi et les autres.
Bien que l’on chante les quatre vœux du bodhisattva dans lesquels on fait le vœu d’aider tous les êtres, bien que le sutra du kesa se termine par Ko do shoshu jo, pour venir en aide à tous les êtres sensibles, lorsque l’on pratique ce zazen avec ce kesa, on n’a pas à penser à aider qui que ce soit. Car ce n’est pas nous avec notre volonté personnelle, notre propre ego, qui aidons mais c’est le zazen pratiqué avec le kesa, le zazen de Bouddha qui aide soi et les autres, au-delà de la séparation entre soi et les autres. Et justement dans l’abolition de cette séparation réside la plus grande aide. Cela se réalise inconsciemment, naturellement et automatiquement, sans l’intervention de la volonté mais par le pouvoir de cette foi qui est non-deux. Le véritable zazen de Bouddha est de pratiquer zazen avec un esprit non divisé.